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Le lévite d'Ephraïm

Le lévite d'Ephraïm

Introduction

Le récit du lévite d'Ephraïm, relaté aux chapitres dix-neuf et vingt du Livre des Juges, nous narre des événements fort semblables à ce qui se produisit dans la maison de Lot à Sodome (Gen. 19:1 à 11). Ce drame relate des faits d'une rare violence. Bien que ce récit soit placé à la fin du livre des Juges, l'histoire qui nous est contée se déroule en réalité au tout début de la période de ceux-ci. En effet, ces événements se sont déroulés à une époque où la tribu de Dan n'avait pas encore de territoire (Juges 18:1 / Josué 19:47, 48). Le chapitre vingt-et-un du Livre des Juges nous rapporte les conséquences funestes de cette macabre histoire. 

Une affaire de mœurs

Un lévite résidant "à l'extrémité de la montagne d'Ephraïm" prit pour lui une concubine, une femme du village de Bethléem en Juda. Celle-ci lui fut infidèle et le quitta pour se rendre dans la maison de son père, à Bethléem, où elle demeura quatre mois. Le lévite se rendit chez le père de la jeune femme, décidé à ramener celle-ci au domicile conjugal. Elle le fit entrer et l'homme fut accueilli avec joie par le père. Au bout de quelques jours, le lévite se remit en route pour rentrer chez lui avec sa compagne. Il s'arrêta à Guibéa, sur le territoire de Benjamin, pour y passer la nuit. Comme le voulait la coutume, il s'arrêta sur la place du village, attendant que quelqu'un leur offre l'hospitalité, mais personne ne vint. Un vieillard qui revenait des champs, originaire de la montagne d'Ephraïm, leur offrit le gîte et le couvert dans sa maison. Des gens de la ville, gens pervers (litt. "fils de bélial"), réclamèrent que le vieil homme leur livre le voyageur pour abuser de lui (une situation similaire s'était produite avec les anges résidant chez lot à Sodome). Le vieil homme proposa aux mécréants, qui faisaient le siège devant sa porte, de leur livrer sa fille vierge et la concubine du lévite afin de satisfaire leurs pulsions déréglées. Ceux-ci n'avaient pas seulement l'intention de violer les lois de l'hospitalité, mais également l'invité de cette maison. Le lévite livra alors sa concubine aux pervers qui abusèrent d'elle toute la nuit jusqu'au petit matin. Après que ses tortionnaires en eurent fini avec elle, la pauvre femme violentée vint s'effondrer devant la porte de leur hôte et elle resta là jusqu'au lever du jour. Lorsque le lévite sortit pour poursuivre sa route, il la découvrit là,  sur le seuil de la maison, inanimée. Il la mit sur son âne et reprit sa route. La pauvre femme mourut probablement durant le voyage du retour. L'abjection d'un tel acte, perpétré par les habitants de Guibéa, nécessitait d'être jugé par les plus hautes instances du pays, 

Arrivé chez lui, le lévite prit un couteau et coupa la dépouille de sa concubine en douze morceaux qu'il envoya aux douze tribus d'Israël. Le lévite réclamait vengeance. Un crime aussi odieux nécessitait un jugement à la mesure de sa gravité. Un meurtre sordide prenait soudain une dimension nationale. A la nouvelle de cet événement, les onze tribus réclamèrent de Benjamin une réparation. Mais la tribu de Benjamin, plutôt que de livrer les coupables, se leva contre l'armée coalisée qui s'était déjà mise en marche, prête à en découdre. De rudes combats s'en suivirent et les morts furent nombreux. Cette guerre civile faillit causer la perte d'une tribu d'Israël (Juges 21:1), celle de Benjamin. 

Voici décrite, succinctement, l'histoire du lévite d'Ephraïm. La période des Juges fut une période troublée pendant laquelle "il n'y avait pas encore de roi en Israël, chacun faisait ce qui lui semblait bon" (Juges 18:1). C'était une période obscure durant laquelle "la bassesse était élevée parmi les fils de l'homme". Une époque qui pourrait étrangement faire penser à... la nôtre !

Quelques détails

Les musées regorgent de peintures de grands maîtres sur lesquelles on peut admirer, outre le talent du peintre, la description de batailles dont la célébrité s'altèrent avec le temps comme un vernis qui s'écaille. Il n'en est pas ainsi des récits bibliques. Les Écritures se font l'écho, depuis des millénaires, de combats acharnés que se sont livré des armées ennemies sur ces terres d'Orient, théâtre du Monde biblique. Mais si ces toiles de maîtres offrent au visiteur une vue d'ensemble de ces champs de bataille, l’œil exercé s'arrêtera sur des détails que n'a nullement négligé l'artiste. Le rendu du cuir d'une gibecière, le pli d'un drapeau, le sang sur une épée, chacun de ces détails fait de ce tableau une grande oeuvre. A les observer, on croirait entendre le hennissement des chevaux ou le cliquetis des armes. Il peut en être de même lorsque l'on lit le récit du lévite d'Ephraïm. Si le texte biblique reste sobre dans sa description des faits (l'auteur nous fait l'économie des mauvais traitements infligés à cette pauvre femme et de la barbarie de ces tortionnaires), le lecteur n'en est pas moins susceptible d'en éprouver une profonde répulsion. Mais passé ce sentiment ô combien légitime, il pourrait se surprendre à vouloir en savoir un peu plus. Et de même que, sur une toile de maître, le détail fait l'oeuvre, de même, dans le récit biblique, les mots font la force véritable du récit. Cependant, si le sens profond de ceux-ci n'apparaît pas de prime abord, c'est en s'en approchant  que l'on peut en déceler toute la vigueur. 

En ce temps-là

Le rédacteur de ce récit mentionne un fait réitéré à trois reprises : "en ce temps-là, il n'y avait pas de roi en Israël". L'auteur fait donc référence à une époque passée durant laquelle aucun roi n'avait encore régné sur Israël. Ce qui sous-entend que ce récit a été rédigé à une période de l'histoire où Israël était une royauté. Qui plus est, une royauté unie, et donc avant le schisme. Le livre a donc été rédigé probablement par le prophète Samuel alors que Saül était au pouvoir. La période des Juges s'étalant approximativement sur une période de quatre siècles, on peut donc en conclure que le récit rédigé par Samuel relate des événements s'étant déroulés quatre siècles plus tôt. Ainsi que l'écrit Molière dans le Misanthrope : "Le temps ne fait rien à l'affaire". Le récit n'a rien perdu de sa force et les mots choisis par l'auteur, tels les détails de l'oeuvre du peintre, ne font que lui donner plus de profondeur et de relief. Lorsque l'on se penche sur l'histoire biblique, on peut constater combien le règne de certains rois fut préjudiciable au peuple d'Israël. Mais l'absence de royauté, durant cette obscure période de son histoire, redonne au peuple lui-même toute la responsabilité de ses actes et le rend pleinement responsable de la déliquescence de ses valeurs morales et religieuses. 

"En ces jours-là, il n'y avait pas de roi en Israël, chacun faisait ce qui était bon à ses yeux" (Juges 21:25, Darby).  Littéralement : "Un homme le droit à ses yeux faisait". Dans le texte hébreu, le mot "ish" (homme, traduit ici par chacun) suit immédiatement le mot "Israël" et lui est attaché. Cela signifie que ce texte ne concerne que le peuple d'Israël et ne correspond en rien aux nations environnantes parmi lesquelles vivaient les Israélites. De même, les mots "le droit" (hayashar) parlent de droiture selon Dieu. On pourrait donc paraphraser : "chaque Israélite faisait de la droiture de Dieu ce qui lui semblait bon", ou "chacun considérait la droiture de Dieu selon son bon vouloir""Chacun faisait ce qui est droit à ses propres yeux". On peut l'entendre dans le sens où chacun en faisait à sa tête, chacun agissant selon son bon plaisir, c'est l'interprétation usuelle généralement répandue.

Mais si l'on tient compte du fait que le mot "yashar" concerne  une droiture conforme à la volonté de Dieu, on peut ajouter à cela une autre définition. En effet, on pourrait également le comprendre dans le sens où "chacun agissait selon sa propre interprétation de la volonté divine". "Chacun" ayant ses propres critères d'évaluation de ce que doivent être les exigences divines ainsi que ses critères de permissivité. Le Livre des Juges donne, en cela, de nombreux exemples, les chapitres dix-sept et dix-huit en sont de parfaites illustrations. Certains aspects de la vie de Juges comme Samson, ou même Gédéon à la fin de sa vie, le démontrent également. D'un point de vue éthique, redonner une définition personnelle à cet aspect de la Nature de Dieu revient à s'en faire une image personnelle, ce qui est en soi une forme d'idolâtrie. Le prophète Ézéchiel adressera un reproche au prince de la cité de Tyr en disant : "Ton cœur s'est élevé et tu as dit : je suis Dieu, je suis assis sur le siège de Dieu... tu es homme et non Dieu et tu prends ta volonté pour la volonté de Dieu" (Ézéchiel 28:2). N'était-ce pas là l'attitude de ce peuple, à l'époque des Juges, qui agissait selon sa propre interprétation de la droiture divine ?

Un mot définit très bien cette attitude : la religion. "Chacun" avait sa propre religion. "Chacun" redéfinissait les exigences divines selon ses propres critères. Or, comme je l'ai dit plus haut, ce mot "chacun" traduit le mot hébreu "ish", ce qui signifie "homme". Or, que dit Ézéchiel ? "Tu es homme et non Dieu...". Ce qui souligne la gravité d'un tel fait, car de vouloir redéfinir un trait de la Nature divine en prenant en compte sa propre volonté, c'est prétendre être soi-même de nature divine. Mais si la Droiture est un attribut divin, on ne peut la mesurer à l'aulne de critères humains. Esdras proclamera : "Éternel, Dieu d'Israël, tu es juste... nous voici comme des coupables et nous ne saurions subsister devant Ta Face" (Esd. 9:15). Le Psalmiste dira, quant à lui : "Ta droiture est pleine de justice" (Ps. 48:11), et ailleurs : "Tu es juste, ô Éternel, et tes jugements sont équitables" (Ps. 119:137). Des principes qui, durant la période des Juges, furent dûment occultés.
 


Une manière de vivre

Le lévite d'Ephraïm prit... une concubine (piylegesh) ! Ce prêtre prit donc une maîtresse (pratique courante dans les nations environnantes, mais proscrite pour les enfants d'Israël et tout particulièrement pour les lévites). Mais "sa concubine lui fit infidélité" (Juges 19:2). Le mot "zanah" est généralement utilisé pour désigner un acte de prostitutionLa forme de ce mot, "watisnèh", utilisée dans ce texte, n’apparaît que deux fois, l'autre se trouvant en Esaïe 57:3. Dans sa construction sémantique, ce mot "watisnèh" pourrait signifier qu'elle l'aurait émasculé. Elle l'aurait ensuite quitté pour se rendre chez son père, à Bethléem. A l'époque des Juges, ce village ô combien célèbre n'était encore qu'une petite bourgade du nom d'Ephrata, mais ne faisait pas encore partie des villes conquises par les Hébreux. Il se peut donc que cette femme n'était pas du peuple d'Israël. Cet épisode n'est pas sans rappeler un événement relaté au chapitre trente-quatre du livre de la Genèse. Un événement qui s'était produit après que Dina, la fille de Jacob eut été violée par Hamor, fils de Sichem. Pour venger le viol de leur sœur, Lévi et Siméon obtinrent par ruse que les habitants de Sichem se fassent circoncire. Après quoi, les deux frères passèrent au fil de l'épée tous les hommes en pleine convalescence (Gen. 34:24 à 26). Se pourrait-il que cette femme soit originaire de cette région et qu'elle en ait gardé suffisamment de rancune que pour vouloir s'en venger sur un descendant de Lévi ? Ce n'est que pure supposition. Il se peut que son acte ait été motivé par la vengeance, mais pour des raisons toutes personnelles. Peut-être avait-elle subi, de la part de son compagnon, des sévices suffisamment graves pour qu'elle en vienne à de telles extrémités, ces derniers l'ayant poussée à fuir le domicile pour se réfugier dans la maison de son père tout en se gardant bien de lui faire part des véritables raisons de sa venue. La manière dont le beau-père du lévite chercha à retarder leur départ, ainsi que la chaleur de son accueil, peut le laisser supposer. Le couple se garda bien de mentionner ses griefs à leur hôte. Mais si la chair du lévite d'Ephraïm s'était bien cicatrisée, la blessure infligée à son âme comme à sa masculinité était, elle, restée béante. La suite des événements allait le démontrer. 

On verra plus loin, cependant, qu'un détail du récit va venir "se greffer" sur cette émasculation. La concubine du lévite est donc allée se prostituer "et elle le quitta (yalak)". "Yalak" signifie "partir, quitter, s'en aller", mais il peut également, de façon figurée, désigner "une manière de vivre". Il se peut que cela ait été chez elle un "fonctionnement"  que de "quitter" la personne avec qui elle vivait. On reste ici dans cette notion de "chacun faisait ce qui lui plaisait". Le récit se poursuit en disant : "Elle demeura dans la maison de son père pendant quatre mois". Le mot "mois" se dit "hodesh" (un mois, une nouvelle lune). Un mot qui vient de "hadash" qui signifie "renouveler, réparer, refaire à neuf, se renouveler". Ce séjour chez son père devait lui permettre de se "refaire une santé", de se "mettre au vert". Le lévite vint la chercher. Celle-ci accepta de le suivre et tout deux se mirent en route pour la montagne d'Ephraïm. A la tombée de la nuit, le lévite décida de s'arrêter dans la ville de Guibéa, la ville où le roi Saül avait grandi, non loin de la ville de Rama dont était originaire le prophète Samuel, rédacteur probable de ce récit. Le récit biblique nous dit que les habitants de Guibéa étaient des soldats d'élite, mais ils n'en étaient pas moins des soudards quant à leur mode de vie. 

Comme un loup qui dévore

Guibéa, la ville dans laquelle va se dérouler ce drame horrible, était sur le territoire de Benjamin, contigu au territoire d'Ephraïm où résidait le lévite. Pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut tenir compte du fait que chaque tribu d'Israël avait, en quelque sorte, des traits particuliers qui distinguaient chacune d'entre elles. Ces particularités avaient été déjà prophétisées dans le chapitre quarante-neuf du livre de la Genèse par le père des douze fondateurs de ces tribus, Jacob. Chaque prophétie était individuelle mais concernait les descendants de chacun de ses douze fils. Voici ce que dit Jacob sur Benjamin (sur sa descendance, Gen. 49:27) : "Benjamin est un loup qui déchire. Le matin, il dévore sa proie et le soir il partage son butin". Effectivement, les benjamites de Guibéa ont "déchiré" cette femme (on peut imaginer que les multiples viols qu'elle a subi ont du effectivement la "déchirer"). La victime de ces monstres a du passer de mains en mains, ils se sont "partagé le butin". "Le matin il dévore... le soir, il partage...". Le supplice de cette femme dura toute la nuit, jusqu'au petit matin. 

Peu à peu, les liens se tissent dans la trame du texte. Les mots utilisés préfigurent déjà la suite du récit. "Il partage (chalaq) son butin". Chalaq : "partager, couper en morceaux, éparpiller, diviser, partager, répartir, distribuer, recevoir une portion ou une part"

"Il partage son butin (shalal)". "Shalal" : proie, dépouilleLes benjamites de Guibéa se sont partagés leur proie, ils ont abandonné une dépouille. L'horreur a atteint son paroxysme. Leur "proie" s'en est allée mourir sur le seuil de cette maison d'où le lévite l'avait, la veille, livrée à ses bourreaux. Elle avait accepté de quitter la sécurité de la maison paternelle de Bethléem pour aller agoniser sur le seuil d'une autre, dont on l'imagine expulsée de force. Au matin, le lévite sortit de la maison de son hôte et, voyant la femme couchée sur le sol, il lui ordonna de se lever et de le suivre. Voyant qu'elle ne répondait pas à son injonction (on ne peut plus brutale vu son état), le lévite la mit sur son âne et partit. 

Déchiré par la douleur

la prophétie de Jacob sur Lévi, son autre fils, a également un rapport avec cet horrible événement puisque cette même prophétie dit de Lévi, l'ancêtre du lévite d'Ephraïm : "Siméon et Lévi sont frères, leurs glaives sont des instruments de vengeance (Gen. 49:5). Ce lévite d'Ephraïm a eu le temps de se remémorer ce chapitre quarante-neuf de la Genèse. Peut-être ces mots résonnaient-ils dans sa tête : "Siméon et Lévi sont frères. Leurs glaives sont des instruments de vengeance... Benjamin est un loup qui déchire. Le matin il dévore sa proie et le soir, il partage le butin" (Gen. 49:5, 27). 

 Il "partage", il "coupe en morceaux", il "éparpille", il "divise", il "distribue", pour que chacun en "reçoive une part". Le lévite d'Ephraïm était bien décidé à rappeler à tout Israël combien la prophétie de leur ancêtre Jacob avait du sens. Alors, "il rentra chez lui, prit un couteau, saisit sa concubine et la coupa membre par membre en douze morceaux qu'il envoya dans tout le territoire d'Israël" (Juges 19:29). Se peut-il que la violence frénétique de ses agresseurs l'ait malmenée jusqu'aux prémices de l'écartèlement ? Le lévite aurait-il alors "achevé" l'oeuvre macabre ? Cette scène abjecte ne couvre en rien de gloire ces soudards, et leur comportement bestial ne pouvait qu'entacher leur réputation de soldats d'élite (Juges 20:15)

"Il prit un couteau" (littéralement "hammakèlèt", "LE couteau"). On retrouve cette précision dans le récit de la Genèse lorsqu'il est dit d'Abraham qu'il prit dans sa main "le couteau", celui avec lequel il se préparait à sacrifier Isaac. Cela pourrait paraître un détail insignifiant, mais le Seigneur Jésus nous a rappelé combien chaque lettre, combien le moindre petit signe de lettre était important (Matth. 5:18). Ce n'est pas un couteau comme un autre. Mais alors, qu'est-ce qui le différencie ? Il se pourrait bien que ce couteau-là soit celui dont s'est servie la femme du lévite pour l'émasculer. "Il rentra chez lui", dans cette maison où il avait vécu avec cette femme de Bethléem. Elle en était partie après l'avoir amputé dans sa chair mais aussi dans son être le plus intime. Il était allé la chercher, il avait parlé à son cœur. Elle l'avait suivi, et ce jour, elle était morte. "Il prit le couteau et..." il pensait aux benjamites de Guibéa. "Chalaq", "partager, distribuer, couper en morceaux, diviser, recevoir une part...". "Il prit le couteau...", ce même couteau qu'avait utilisé cette femme qui, maintenant, gisait là, inanimée. Il avait été atteint dans sa masculinité et elle, s'était faite violer. Passée de mains en mains avec une rare bestialité, il se peut que le mot "chalag" prenne ici tout son sens.

"Il la coupa membre par membre en douze morceaux qu'il envoya dans tout le territoire d'Israël" (Juges 19:29). "Membre par membre" (litt. "la âtsamèha"). La racine "etsem" signifie "os, ossement", mais il peut également signifier "la substance de l'être", ce qui n'est pas sans rappeler "la substantifique moelle" de Rabelais. En effet, l'ossature contient la moelle osseuse qui produit le sang. Et comme le dit l'Ecriture : "l'âme de la chair est dans le sang" (Lév. 17:11). Un passage de l'Ecriture qui ne pouvait que résonner dans sa conscience de lévite. On peut donc dire qu'il "sépara l'os de l'os". En démembrant ainsi sa concubine, il touchait par cela à son être profond, faisant ainsi écho à son propre écartèlement intérieur. Quand on sait combien il était important, pour un lévite, de maintenir un strict protocole quant au contact avec un mort, on ne peut que rester songeur devant une si macabre besogne. 

"Il prit le couteau et saisit ("chazaq") sa concubine...". "Chazaq" signifie "être fort, être résolu, être rigide, afficher sa force, supporter, se fortifier, s'endurcir"Ce mot "chazaq" est fort semblable à "chalaq" ("diviser, couper en morceaux"). Il lui a fallu beaucoup de résolution pour accomplir son dessein. Il se fit violence, en son for intérieur, pour porter atteinte à l'indivisible essence de celle qui fut autrefois sa compagne de vie. Celle-là même qui avait, par un acte castrateur, séparé "sa chair de sa chair". Peut-être repensa-t-il alors à ces mots d'Adam : "Celle-ci est os de mes os, chair de ma chair, on l'appellera femme" (Gen. 2:23) ? L'expression "os de mes os" se dit "etsem mê asamay" dans le texte original. Elle était à la fois sa chair et son âme. 

"Il prit le couteau, saisit sa concubine et la coupa ("nathach") membre par membre...". Cet acte (nathach) était, préalablement, un acte lévitique qui consistait à couper en morceaux l'holocauste. Ce mot n'est utilisé que pour désigner un acte spécifique lié à un sacrifice animal. Dans le cadre de ce récit, il se revêt de cette signification pour lui donner un sens symbolique. Par cela, le lévite d'Ephraïm donne à son action une dimension quasi religieuse, ce qui n'échappera pas aux destinataires à qui il compte envoyer les membres de sa concubine dépecée. Plus tard, face aux destinataires de ces macabres colis, il se revendiquera comme étant lui-même l'auteur de cet acte. Acte qui amena les douze tribus à la guerre civile durant laquelle celle de Benjamin faillit être exterminée.

Images sanglantes

Comme je l'ai dit plus haut, ces chapitres introduisent, chronologiquement, le récit du livre des Juges. Ils brossent ainsi le contexte dans lequel débute cette page d'histoire du peuple d'Israël. Une période sombre durant laquelle "chacun faisait ce qui lui semblait bon". Le monde moderne dans lequel nous vivons est un monde de l'image et certaines de celles-ci nous parviennent parfois avec une rare brutalité. L'Histoire de notre Humanité, telle un champ de bataille, est jonchée de corps démembrés. Que ce soit l’écartèlement, pratiquée en place publique aux heures sombres de notre vieille Europe, que ce soit les corps mutilés par la mitraille sur les champs de bataille, ou encore l'oeuvre sanguinaire de meurtriers psychopathes, les chairs de l'humanité n'on cessé d'être meurtries.

Nombre de voix se sont élevées pour condamner la violence des récits relatés dans ce que l'on nomme communément "l'Ancien Testament", comme si l'époque à laquelle furent rédigés ces récits n'était que barbarie. Le "Progrès" nous aurait-il totalement désolidarisés de ces "temps barbares", de cette période obscurantiste où la religion faisait loi ? Génocides et meurtres sordides ont-ils définitivement disparu de cette actualité qui jalonne notre quotidien ? Bien au contraire. Ainsi, les récits bibliques, aussi sanglants soient-ils, demeurent encore aujourd'hui d'une singulière actualité. Ils sont le reflet de l'histoire de l'humanité. Une Histoire qui débute par un meurtre sanglant, un meurtre fratricide, lorsque Caïn tua Abel.

"Et Dieu dit : qu'as-tu fait ? Le sang de ton frère crie de la terre" (Gen. 4:10). Le texte hébreu est plus précis. Il parle des "sangs" d'Abel. Cette forme plurielle n'est utilisée, pour parler du sang de l'homme, que dans deux circonstances. La première, c'est pour souligner la violence de l'acte lui-même, que ce soit sur une personne en particulier ou sur une population, comme un massacre ou un génocide. Mais "les sangs" peuvent désigner également la descendance potentielle de celui qui a été assassiné. Cette descendance qui ne verra jamais le jour. Ainsi, lorsque la Bible nous dit que "la vie est dans le sang", c'est aussi pour nous inciter à réfléchir sur le sens véritable de ce cadeau précieux que nous fit un jour notre Créateur : le Don de la Vie ! 

 

JiDé

Le lévite d'Ephraïm
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