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Joseph et ses frères ou d'heureuses retrouvailles

Joseph et ses frères ou d'heureuses retrouvailles

Histoires de familles

Combien de familles disloquées par les conflits ? Combien de fils ne veulent plus parler à leur père ? Combien de mères n'ont-elles plus de nouvelles de leurs filles ? Combien de frères ne s'adressent-ils plus la parole ? Et pourquoi ? Y-a-t-il des raisons pour haïr ? Sont-elles suffisantes ? Combien ont, comme le Patriarche Jacob, "le coeur froid" depuis que le benjamin a quitté la maison ?  Combien de souffrances auraient-elles pu être évitées ? Quel espoir reste-t-il pour toutes ces familles, brisées par le deuil, le chagrin, l'absence, et par ces conflits larvés qui n'ont jamais été résolus ?  Tant de questions dont beaucoup sans réponse. Et pourtant...

"Et voici, toute la famille s'est levée contre ta servante en disant : livre le meurtrier de son frère ! Nous voulons le faire mourir, pour la vie de son frère qu'il  a tué ; nous voulons détruire même l'héritier ! Ils éteindraient ainsi le tison qui me reste, pour ne laisser à mon mari ni nom ni survivant sur la face de la terre" (2 Samuel 14:7). 

Les récits de ce que l'on appelle communément "l'Ancien Testament", loin d'être majoritairement des compte-rendus de bataille sanglantes, sont principalement des récits familiaux. De longues sagas familiales où le conflit est bien souvent l'un des acteurs principaux. S'attarder sur ces récits, c'est se mettre à observer, à regarder vivre ces familles qui, successivement, s'aiment et se déchirent, se séparent et se retrouvent. Ces histoires, ce sont les nôtres. Nous pouvons tous nous y retrouver, ou tout au moins en partie. Mais dans chacune de ces histoires familiales, dans chacun de ces conflits, nous y retrouvons aussi l'action, discrète parfois, souveraine toujours, d'un Dieu immuable, Créateur et Père. Un Dieu soucieux de cette humanité déchue. Déchue du statut qui aurait dû être le sien. Déchue de sa destinée qui ne cesse, désormais, de lui échapper. Caïn fut meurtrier de son frère. Par jalousie ? Par envie ? Par colère ? Un peu de tout cela à la fois. Mais ne sommes-nous pas , nous aussi, "meurtriers" de notre frère lorsque, dans notre cœur, naît  soudain un sentiment terrible, inavouable, un sentiment qui fait honte mais dont la force impulsive éteint souvent la voix d'une conscience offusquée (1 Jean 3:15) ? 

Joseph : un destin, une vie

Joseph est une figure emblématique de la période Patriarcale, dans les Écritures. Fils préféré de son père, Jacob, petit-fils d'Isaac et arrière-petit-fils d'Abraham, Joseph va jouer une rôle prépondérant dans l'histoire du peuple Hébreu. Il va être, pour son clan familial, la charnière entre une vie nomade et itinérante en terre de Canaan, et une existence semi-sédentaire en terre d'Egypte. Un parcours pour le moins atypique va conduire le jeune homme de dix-sept ans aux plus hautes instances du pouvoir à la cour du Pharaon.

Mais cela ne se produira pas sans déchirements, angoisses et profonde désespérance. Tout d'abord vendu à des marchands ismaélites par ses propres frères qui avaient préalablement envisagé de le faire mourir, Joseph va être revendu comme esclave à un notable égyptien, Potiphar. Sa conduite exemplaire va lui valoir la confiance de son maître qui lui laissera la gérance de sa maison et son intendance. Mais la femme de Potiphar, ayant posé ses yeux sur le jeune homme, cherche à conquérir ses faveurs. Joseph, conscient de la confiance que son maître lui a octroyée, refuse les avances de la maîtresse de maison. Celle-ci agrippe alors  le seul vêtement que portait le jeune esclave, mais Joseph se débat et s'enfuit. La femme de Potiphar, se retrouvant ainsi dans une situation fortement embarrassante, le pagne de Joseph dans la main, choisit de simuler une agression, faisant ainsi porter sa faute sur Joseph en l'accusant d'avoir voulu abuser d'elle. Poussant le simulacre jusqu'au bout, elle choisit d'attendre son mari en gardant dans sa main le pagne de Joseph, preuve irréfutable de la tentative d'agression dont elle vient d'être prétendument victime. Portant foi aux dires de son épouse, Potiphar se met dans une violente colère et fait jeter le jeune homme en prison. Mais Joseph, qui accomplissait, sans le savoir, un processus divin, demeurait toujours sous la protection providentielle de Dieu. 

"L’Éternel fut avec Joseph et il étendit sur lui sa bonté. Il le mit en faveur aux yeux du chef de la prison. Et le chef de la prison plaça sous sa surveillance tous les prisonniers qui étaient dans la prison et rien ne se faisait que par lui. Le chef de la prison ne prenait aucune connaissance de ce que Joseph avait en main parce que l’Éternel était avec lui. Et l’Éternel donnait de la réussite à ce qu'il faisait" (Gen. 39:21 à 23).

Joseph est une jeune homme qui inspire confiance. De plus, la raison pour laquelle il se retrouve en prison n'est pas, pour le geôlier, une raison de se méfier de lui. Joseph n'est pas un criminel et son récit paraît sincère. Il est victime d'une machination. Une fois de plus, Joseph va gagner la confiance d'un Égyptien qui va lui confier des responsabilités dans sa sphère d'influence. La bonté et la grâce de Dieu sont sur lui et Joseph acquiert, progressivement, le caractère de ce que l'on appellerait aujourd'hui "un leader".

Plusieurs années vont s'écouler ainsi. Malgré son innocence, Joseph ne peut se défendre. Il a été jeté en prison sans jugement et il ne peut nullement compter sur un revirement de la part de Potiphar qui, en le réhabilitant, l'innocenterait et, de ce fait, serait obligé de mettre publiquement en doute la véracité des faits concernant l'attitude de son épouse, salissant ainsi lui-même sa réputation. Il n'y avait pas d'autre alternative. Même si Potiphar avait pu se rendre compte, par après, de son erreur, il ne pouvait plus reculer. Joseph devait rester en prison. Sa détention garantissait sa tranquillité comme sa respectabilité. Mais l'arrivée de deux prisonniers va faire basculer ce qui peut sembler être un destin irrévocable, lui faisant prendre un tournant décisif. Joseph, que ses frères appelaient ironiquement "le maître des songes", va donner à ces deux serviteurs de Pharaon l'interprétation d'un rêve que chacun d'entre eux fit la même nuit. La durée de détention de ces deux hommes n'est pas mentionnée, mais le délai avant leur libération leur est donné avec l'interprétation de leur songe respectif : trois jours. Joseph y voit une opportunité. "Souviens-toi de moi lorsque tu auras été rétabli", dit-il à l'échanson. Requête qu'il ne peut adresser au panetier à qui il vient d'annoncer une fin tragique.
 


Effectivement, les deux hommes sont libérés trois jours plus tard. Mais deux années vont encore s'écouler avant que l'échanson, qui avait été rétabli dans ses fonctions avec une promotion, ne se souvienne de lui. Ce don particulier que possède Joseph d'interpréter les songes, et qui lui avait valu la haine de ses frères, se révèle maintenant un précieux atout. Ce talent qu'il avait exercé par pur empathie et sans en attendre quoi que ce soit en retour, va maintenant être la clef de sa réhabilitation et va l'introduire dans la présence même de Pharaon. Joseph va donner au maître de l'Egypte l'explication d'un songe. Mais il n'a, à ce moment-là, aucune garantie de recouvrer la liberté. Il peut très bien, après avoir donné satisfaction au roi d'Egypte, être remis en prison.

Pour Pharaon, la raison pour laquelle cet esclave hébreu a été emprisonné importe peu. Il n'est pour lui, tout au plus, que l'interprète potentiel de son rêve. Mais la sagesse de Dieu, qui sera plus tard sur Daniel à Babylone, va permettre à Joseph d'interpréter le songe du Pharaon dont Dieu lui-même est l'auteur (l'interprétation du songe de Pharaon est développé dans l'article "Joseph et la tunique de plusieurs couleurs").

Loin d'être rejeté en prison, le jeune homme va être promu à de hautes fonctions administratives par Pharaon, qui voit en lui l'homme providentiel pouvant sauver l'Egypte du fléau annoncé par les songes dont il a donné l'explication. Joseph reçoit de Pharaon un nouveau nom, Tsaphnath Paénéach. Un nom qui, en langue égyptienne, pourrait se traduire par "le pourvoyeur du pays". Mais ce nom a également une signification en langue hébraïque. En hébreu, il signifie : "celui qui révèle les secrets". Il occupera désormais une fonction équivalente à celle de vice-roi. Tsaphnath Paénéach porte à son doigt l'anneau de Pharaon et un collier d'or symbolisant pour tous l'autorité dont il est revêtu. Le jeune esclave hébreu arrivé en Egypte à l'âge de dix-sept ans est maintenant un homme de trente ans investi des plus hautes fonctions que l'administration royale pouvait compter. C'est devant lui que les frères de Joseph vont bientôt comparaître. 

Mort ou vif

Bien qu'il occupe maintenant une haute position dans l'un des pays les plus puissants de son époque, Joseph n'a cependant aucune nouvelle de ses frères et de son père Jacob. Il ignore même s'ils sont encore en vie. Il pense à son frère Benjamin. A la cour, on décide de le marier. Ce mariage, arrangé, va l'unir à la fille d'un prêtre du dieu On, Asnath. Et Asnath donnera à Joseph deux fils : Ephraïm et Manassé. Ceux-ci vont le consoler de son passé. Joseph, qui ignore encore tout de l'avenir qui va bientôt s'ouvrir devant lui, ne sait pas que ses deux fils deviendront eux-mêmes les pères de deux des tribus de son peuple.

Les sept années d'abondance ont pris fin. La huitième année est pauvre en récoltes. Le fourrage commence à manquer et le bétail s'amaigrit. La deuxième année de ce qui s'avère bien être une forte pénurie de nourriture pousse les fils de Jacob à descendre en Egypte pour y acheter du blé, car le bruit a couru qu'il y était abondant. Joseph et ses frères l'ignorent encore, mais ils vont bientôt tous être confrontés à leur destin.

La disparition de Joseph a rendu froid le cœur de Jacob. Le fils de sa femme bien-aimée, Rachel, a disparu, dévoré, croit-il, par une bête sauvage. Mais, le croit-il vraiment ? N'avait-il pas vu, sans vouloir le voir alors, le lourd différend qui opposait son fils bien-aimé à ses autres frères ? Ne lui auraient-ils pas menti ? Joseph a-t-il vraiment été dévoré par une bête féroce, ou bien... est-ce possible ? Combien de fois Jacob n'a-t-il pas repoussé cette pensée horrible ? Et si... ? Ce n'est peut-être pas seulement la disparition de Joseph qui a rendu son cœur si froid. L'éventualité d'une disparition brutale sous la main de ses frères lui est en horreur. Il voit et vit chaque jour avec les assassins potentiels de son enfant, tout comme ses ancêtres Adam et Ève devinrent soudain les parents de l'assassin de leur fils. Ils étaient tout à la fois père et mère d'Abel, mais également de Caïn, son meurtrier. Avec la colère et la jalousie, le meurtre avait pénétré l'humanité sous la main de Caïn. Abel (Evèl de son vrai nom) en fut la première victime. Il y en aura bien d'autres. L'homme ne cesse d'être "l'assassin de son frère". L'âme de l'homme s'élève alors vers le ciel comme une fumée. "Evèl ve evèl (fumée des fumées, vanités des vanités)", dira l'Ecclésiaste. L'homme n'est qu'un souffle. Le Psalmiste fait tristement ce constat : "Ma vie est comme un rien devant toi, oui tout homme debout n'est qu'un souffle" (Ps. 39:6), faisant ainsi écho aux paroles de Job : "Je ne vivrai pas toujours... laisse-moi car ma vie n'est qu'un souffle" (Job 7:16). 

Mais, contrairement à ce que pense Jacob, Joseph n'est pas mort. Par un étrange retournement de situation, c'est même lui qui va éviter à son père et à ses frères de mourir de faim. 

Dix frères

La nouvelle est parvenue jusqu'en Canaan. Il y a du blé en Egypte. Jacob va donc y envoyer dix de ses fils, mais il garde Benjamin auprès de lui. La famine sévit déjà depuis deux ans. Neuf années viennent de s'écouler depuis que Pharaon a fait ce songe et Joseph approche de la quarantaine. Il est devenu un homme mûr, affermi, et il émane de lui la prestance que lui confèrent les fonctions et l'autorité qui sont les siennes. Tsaphnath Paénéach va recevoir, parmi d'autres quémandeurs, les dix Hébreux de Canaan. Introduits dans la présence du grand intendant, les dix fils de Jacob vont se prosterner face contre terre devant le haut dignitaire égyptien. Joseph les reconnait. Ruben, Juda, Lévi, Siméon, Issacar, Zabulon, les fils de Léa, la première épouse de son père. Dan, Nephtali, les fils de Bilha, la servante de Rachel, sa mère. Aser, Gad, fils de Zilpa, la servante de Léa. Ils sont tous là. Ils sont tous venus ensemble...

"Mais où est Ben ? Où est Benjamin ?", se dit-il. Il ne peut le leur demander sans se découvrir. Un moment décontenancé, Joseph se reprend. Tsaphnath Paénéach s'adresse alors à eux en langue égyptienne, traduit par un interprète. Le mot hébreu "luwts", qui est traduit ici par "interprète", peut également signifier "parler avec arrogance, de façon hautaine". On peut donc imaginer que Tsaphnath Paénéach s'adressa aux Hébreux avec une certaine condescendance, voire un certain mépris, ce qui devait d'autant plus intimider les frères. Mais lorsque Joseph va les voir se prosterner devant lui face contre terre, un souvenir lointain lui revient à la mémoire. Un songe qu'il avait fait autrefois, il y a bien des années. Un songe qui lui avait valu l'animosité de ses frères.
 


"Joseph eut un songe et il le raconta à ses frères qui le haïrent encore d'avantage. Il leur dit : écoutez donc ce songe que j'ai eu. Nous étions à lier des gerbes au milieu des champs et voici, ma gerbe se leva et se tint debout, et vos gerbes l'entourèrent et se prosternèrent devant elle. Ses frères lui dirent : est-ce que tu régneras sur nous ? Est-ce que tu nous gouverneras ? Et ils le haïrent encore d'avantage à cause de ces songes et à cause de ses paroles. Il eut encore un autre songe et il le raconta à ses frères. Il dit : j'ai eu encore un songe. Et voici, le soleil, la lune et les étoiles se prosternèrent devant moi... son père le réprimanda et lui dit : que signifie ce songe que tu as eu ? Faut-il que nous venions, moi, ta mère et tes frères nous prosterner devant toi ? Ses frères eurent de l'envie contre lui mais son père garda le souvenir de ces choses" (Gen. 37:5 à 11). 

Et en ce jour, ils étaient là, prosternés devant lui qui se tenait debout comme une gerbe élevée. Prosternés devant lui pour quémander de ce blé dont ils avaient un impérieux besoin. Les "gerbes au milieu des champs" avaient été ramassées pendant les sept années d'abondance qui avaient précédé la famine. Ce songe que Joseph avait eu, alors qu'il n'était encore qu'un adolescent, était en train de s'accomplir sous ses yeux. Ces mots prononcés par ses frères bien des années auparavant lui revenaient à la mémoire : "Est-ce que tu régneras sur nous ? Est-ce que tu nous gouverneras ?" Les frères de Joseph étaient loin de s'imaginer combien cette situation leur avait été annoncée bien des années auparavant par la bouche de ce jeune frère dont ils ignoraient s'il était encore en vie. Ils se tenaient là, prosternés devant lui, venus quémander ce blé dont Joseph avait rêvé alors. 

Joseph se souvint ensuite d'un autre rêve. Celui du Pharaon. Ce rêve dont il lui fut donné l'interprétation pour le roi d'Egypte. Le blé beau et mûr, c'était ce même blé qu'il avait vu en gerbes, quelques années auparavant. Les pièces du puzzle commençaient à s’emboîter les unes dans les autres. Mais alors ?... les années de prison, l'échanson, le rêve de Pharaon, les moissons abondantes, la famine ?... et les frères de Joseph, prosternés devant lui comme dans le songe. Tout va très vite dans la tête de Joseph. Il prend soudain conscience de la façon dont tout s'est orchestré pour que se réalise le songe de son enfance. Son enfance, il l'a vécue élevé par les servantes de sa mère, de sa belle-mère. Lui l'orphelin de mère, il forme avec son frère Benjamin le binôme inséparable. A l'âge de dix-sept ans, alors qu'il n'est encore qu'un enfant, il est arraché au cocon familial. Mais cette famine livre à sa merci ceux qui sont à l'origine de son exil forcé. Il pourrait utiliser le pouvoir que lui confère son autorité pour les punir sur le champ. Mais il n'en fera rien. Il veut revoir Benjamin. Où est-il ? Comment va-t-il ? Est-il toujours en vie ? Et son père ? Vit-il toujours ? Toutes ces questions se bousculent dans sa tête.

Que faire ? Ne rien précipiter. Joseph va se servir de Tsaphnath Paénéach comme d'un bouclier. Car que se passerait-il s'il se faisait soudain connaître à eux ? Quels sont leurs véritables sentiments à l'égard de ce frère qu'ils ont autrefois vendu comme esclave ? Joseph a besoin de savoir et il va pour cela se servir de son personnage égyptien. Car, tout comme Moïse qui vivra lui aussi, mais bien plus tard, à la cour d'un autre Pharaon, Joseph est resté un Hébreu dans son cœur. Tsaphnath Paénéach va donc les interroger longuement sur eux, sur leur famille. Une pratique très orientale, en réalité. Car en Orient, les contrats commerciaux se traitent après de longues palabres, de conversations sur la famille, les enfants. Puis, si les interlocuteurs se plaisent mutuellement, l'affaire est alors conclue en quelques minutes. Mais pour les frères de Joseph, les choses ne vont pas se passer aussi facilement. 

Un secret bien gardé 

Lorsque Tsaphnath Paénéach les interroge sur leurs familles, ils répondirent : "Nous sommes tous fils d'un même homme" (Gen. 42:11). Sur quoi, Haïm Ouizemann écrit : "Ce n'est pas sans rappeler l'interprétation du Sage Ben Azaï sur le verset 'voici le livre de la génération d'Adam' (Gen. 5:1), enseignant l'unité du genre humain". Effectivement, cette parole prononcée par les fils de Jacob a une portée bien plus grande que son sens initial. Hébreux, Égyptiens, tous sont "fils d'Adam". Cependant, Tsaphnath Paénéach va se montrer soupçonneux vis à vis de ces étrangers qu'il accuse d'être des espions "venus explorer les lieux faibles du pays" (Gen. 42:9). Littéralement "la nudité (ervat) du pays". Une telle suspicion se justifie dans un contexte comme celui-là. La famine sévit tout autour de l'Egypte qui possède des réserves de grains en abondance. De quoi susciter la convoitise. La frontière de l'Est est celle qui est la mieux défendue parce que c'est de là que viennent à la fois les invasions et les dix Hébreux qui se tiennent alors devant lui. Tsaphnath Paénéach occupe une fonction administrative avec de multiples responsabilités. La sécurité du territoire fait probablement partie de ses préoccupations et de ses responsabilités. Son attitude à l'égard de ces Hébreux pourrait être légitime. Elle n'étonne donc personne. 

Mais cette "nudité" du pays fait écho à un autre lieu où il faisait aussi bon vivre : le Jardin d'Eden. Là où le serpent (narash) se tint devant la femme pour l'inciter à fauter. Or, le texte nous dit que le serpent était "rusé". En réalité le mot "arouwm" veut dire "nu". Une nudité qui n'est pas sans rappeler celle de Joseph lorsque la femme de Potiphar lui eut arraché son pagne. C'est cette nudité qui, indirectement, lui valut d'être jeté en prison. "Le serpent était nu" (c'est également ainsi que le traduit Chouraki). Le serpent s'était "recouvert" d'une nudité feinte afin de tromper ceux "qui étaient nus et n'en avaient pas honte". Si je m'attarde ainsi sur cet autre récit, c'est seulement pour souligner la façon "déguisée" par laquelle le serpent agit. Or, le serpent est un animal emblématique de l'Egypte. Le cobra royal était représenté sur la double tiare du Pharaon qui portait ainsi, sur son front, l'insigne d'une divinité vénérée. Or, l'Egypte divinise ses Pharaons. 

"Voici le livre de la postérité d'Adam. Lorsque Dieu créa l'homme, il le fit à la ressemblance de Dieu". Mais Pharaon fait bien triste figure pour représenter le Créateur, car l'homme n'est pas un dieu mais un être créé. Créé à l'image de Dieu, et non de sa nature. C'est encore bien là l'oeuvre du serpent (narash). "Vous serez comme des dieux". Ce mensonge s'était perpétré jusqu'aux rives du Nil. Les Égyptiens en étaient persuadés. Cette parole émanait encore de la bouche du serpent. Bien plus, cet animal symbolisait également la divination que pratiquaient les Égyptiens. Divination symbolisée par le serpent, dans un labyrinthe de croyances en des dieux divers dont le Nil est l'un des principaux. Le Nil. Ce fleuve long de plus de six mille kilomètres traverse le pays d'Egypte du Sud au Nord, ondulant comme un serpent vert dans les sables du désert jusqu'à  son embouchure. C'est à cette divination que fait allusion Tsaphnath Paénéach lorsqu'il dit aux dix frères :  "Un homme comme moi a le pouvoir de deviner (narash)" (Gen. 44:15). Par cela, il sous-entend qu'il leur serait inutile, et même néfaste, de chercher à lui dissimuler quelque chose car il possède le pouvoir de connaître les secrets, selon la signification du nom qu'il porte, "Celui qui révèle les secrets"

Un secret, les dix frères de Joseph en sont les tristes dépositaires. Un secret qui dissimule un acte odieux. Le questionnement appuyé du dignitaire égyptien semble avoir pour but de tester l'honnêteté de leur démarche. Viennent-ils vraiment pour acheter du grain, ou sont-ce des espions ? Tsaphnath Paénéach veut débusquer le mensonge. Joseph, lui, cherche à percer leur cœur pour connaître leurs sentiments à son égard. "Nous sommes douze frères, fils d'un même homme au pays de Canaan, et le plus jeune est aujourd'hui avec notre père, et il y en a un qui n'est plus. Joseph leur dit : je viens de vous le dire : vous êtes des espions" (Gen. 42:13, 14). Le ton monte. Après les avoir fait emprisonner pendant trois jours, Joseph se ravise et les relâche mais garde un "otage". Le stratagème de Joseph commence à porter du fruit. "Ils se dirent l'un à l'autre : nous avons été coupables envers notre frère... c'est pour cela que cette affliction nous arrive" (Gen. 42:21). Une sorte de piège semble se refermer doucement sur eux, provoquant soudain une prise de conscience teintée de remords. La concorde commence à se fissurer au sein de la fratrie. "Ruben prenant la parole leur dit : ne vous le disais-je pas : ne commettez pas un crime envers cet enfant ? ... voici, son sang est redemandé. Il ne savait pas que Joseph comprenait car il se servait avec eux d'un interprète. Il s'éloigna d'eux pour pleurer" (Gen. 42:22, 23). 
 


Joseph connait maintenant la disposition de cœur de ses frères à son égard. Profondément ému par leurs propos de repentance, il doit se retirer dans une chambre de son palais pour pleurer (Gen. 42:24). Le dénouement approche, mais Joseph se reprend. Il ordonne que le blé leur soit livré et que leur argent soit déposé discrètement à l'entrée des sacs de chacun. Pour les fils de Jacob, les choses semblent prendre une tournure favorable, mais Siméon restera en Egypte jusqu'à leur retour avec leur jeune frère. Il leur reste à convaincre leur vieux père de laisser Benjamin les accompagner, mais ils connaissent déjà la réponse. Chemin faisant, ils découvrent les sacs d'argent qui leur ont été restitués. Un geste généreux de Joseph leur offrant ainsi gratuitement ce blé dont sa famille a tant besoin ? Probablement. Mais plus encore, un élément perturbateur qui, il le sait, ne manquera pas de les déstabiliser un peu plus. Bien plus tard, le prophète Esaïe écrira : "Venez, achetez et mangez... sans argent, sans rien payer" (Esaïe 55:1). Ce grain, si difficilement acquis, leur semble encore bien plus lourd comme peut l'être leur cœur sur le chemin du retour. De la chambre de son palais, Joseph regarde ses frères s'éloigner, leurs ânes chargés de blé. Il reverra bientôt Benjamin. Tout au moins, il l'espère. 

Des entrailles de compassion

Et c'est neuf fils que Jacob va retrouver à leur retour. "Ruben, Juda, Lévi, Issacar, Zabulon, Dan, Nephtali, Gad, Aser... Où est Siméon ?" La voix angoissée du vieux Jacob résonne aux cœurs de ses fils. "Laisser partir Benjamin alors que vous revenez sans Siméon ? Vous n'y pensez pas ? Voulez-vous me faire descendre plus vite dans la tombe ?" s'écrie le vieux Jacob. Tous les Patriarches ont vu partir leurs fils. Abraham a laissé partir Ismaël, puis les fils de Kétoura, sa seconde épouse, afin qu'ils n'héritent pas avec son fils Isaac. Isaac a vu partir Jacob pendant quatorze années. Puis, ce fut le tour d'Esaü. Jacob a perdu Rachel, puis son fils préféré, Joseph. Maintenant c'est Siméon. Et ses fils veulent maintenant lui arracher Benjamin ! C'en est trop pour le vieil homme ! Mais le blé vient à manquer. Il va falloir retourner en Égypte pour en racheter. "Jacob leur père leur dit : vous me privez de mes enfants ! Joseph n'est plus, Siméon n'est plus et vous me prendriez Benjamin ! C'est sur moi que tout cela retombe... vous feriez descendre mes cheveux blancs avec douleur dans la tombe" (Gen. 42:36, 38). Devant la nécessité de se procurer à nouveau des vivres, les fils de Jacob parviennent à convaincre leur père de laisser Benjamin les accompagner.

De retour en Egypte, Joseph les reçoit dans sa propre demeure. La "maison" symbolisant "le lieu de l'intériorité". "Levant les yeux, Joseph vit Benjamin son frère, le fils de sa mère. Est-ce là, dit-il, votre plus jeune frère dont vous m'avez parlé ? Puis il dit : Dieu te fasse grâce mon fils. Ému jusqu'aux entrailles à la vue de son frère, il se hâta de chercher un endroit pour pleurer. Il gagna la chambre privée puis il pleura" (Gen. 43:29, 30). Pour la deuxième fois, Joseph éprouve une telle émotion qu'il doit s'isoler pour pleurer. Le mot "Raham" signifie "entrailles, compassion, miséricorde", mais désigne également le sein maternel ou la matrice.  "La chambre privée" dont il est fait mention ici, traduit le mot "heder" (ha rad rah), qui désigne également "les entrailles, le ventre, les organes internes". Le texte nous parle ici d'une profonde intériorité. Mais la similarité entre le mot "Raham" (qui s'écrit avec les lettres hébraïques Resh Hèth Mêm) et le nom de la mère de Joseph et Benjamin : Rachel (qui s'écrit "Resh Hèth Lamed), démontre combien cette compassion que Joseph éprouve pour son jeune frère Benjamin est profondément liée à cette mère dont ils sont tous deux orphelins. 

Dans les mots "Rachel" et "Raham", on retrouve les lettres Hèth et Resh. Lettres que l'on retrouve également dans le mot "heder" (Heth daleth resh), au sein duquel on trouve la lettre "daleth". Or, en hébreu, le mot "daleth" veut dire "porte". Cette même porte que Joseph ferme derrière lui pour pouvoir pleurer. Une porte qui se ferme sur ses pleurs et sur les émotions qu'il lui a fallu contenir trop longtemps. La porte de ce cœur, de cette "chambre du ventre" qui porte en elle l'amour matriciel de Joseph pour son frère Benjamin.  

La coupe de divination

Conviés à partager son repas, Joseph les fait installer à table par ordre de naissance, du plus âgé au plus jeune. Siméon vient se joindre à eux, les onze frères sont à nouveau réunis. Ils se regardent, étonnés. Comment cet égyptien connait-il notre fratrie à ce point ? Ruben occupait la première place, celle de l'aîné. Siméon, sorti de sa prison, vint s'asseoir à côté de lui. A côté de Siméon vinrent s'asseoir Lévi et Juda. Les quatre premiers fils de Léa, première épouse de Jacob, étaient ainsi réunis. Puis vinrent se mettre à table Dan et Nephtali, les fils de Bilha, servante de Rachel et concubine de Jacob. A côté d'eux, Gad et Asser, les fils de Zilpa, servante de Léa et seconde concubine de Jacob. Vint le tour d'Issacar et de Zabulon, les deux derniers fils de Léa. Et enfin, Benjamin, le second fils de Rachel, deuxième épouse de Jacob. Il aurait dû y avoir une place entre Zabulon et Benjamin. Celle du fils disparu. On ne peut qu'imaginer la stupéfaction qui fut la leur. "Mais si cet Égyptien nous a fait asseoir par ordre de naissance... alors il sait pour Joseph !" doivent-ils penser.

Le lendemain, les onze frères reprennent la route, mais à peine sont-ils sortis de la ville qu'ils sont rattrapés par l'intendant de la maison de Joseph. Accusés d'avoir dérobé la coupe de divination de son maître, les onze frères proclament leur bonne foi et leur innocence. En ouvrant les sacs, quelle n'est pas leur stupeur d'y retrouver à nouveau les sacs d'argent avec lesquels ils avaient payé le grain. Mais cela n'étonne en rien l'intendant qui trouve enfin ce qu'il cherchait dans le sac de Benjamin, "la coupe dont se sert son maître pour deviner" (Gen. 44:5). La stratégie de Joseph avait été de leur faire croire qu'ils étaient détenteurs d'un secret bien caché qu'ils cherchaient à lui dissimuler, mais que cette coupe de divination (que ne pratique bien évidemment pas Joseph) aurait pu lui révéler. Ce prétendu vol est en soi un aveu. S'ils ont dérobé sa coupe, c'est qu'ils ont quelque chose à cacher. Le souvenir de leur acte fratricide ne cesse de s'imposer à eux. Joseph... Joseph... Juda va donc prendre la défense de Benjamin et se proposer de prendre sa place comme esclave, coupable de ce vol. 

D'heureuses retrouvailles

N'y tenant plus, Joseph éclate en sanglots devant ses frères médusés qui n'en croient pas leurs yeux. "Joseph ? Ce n'est pas possible ! Joseph vivant ? Joseph, un égyptien ? Mais alors, le blé ?... les sacs d'argent restitués ?... C'était lui ? Depuis le début, c'était Joseph ?...". "Ils étaient troublés en sa présence" (Gen. 45:3), qui s'en étonnerait ? "Il se jeta au cou de Benjamin, son frère et pleura, et Benjamin pleura sur son cou. Il embrassa aussi tous ses frères en pleurant. Après quoi, ses frères s'entretinrent avec lui" (Gen. 45:14, 15). Ce n'est plus maintenant Tsaphnath Paénéach qui reçoit des hébreux dans son palais, mais leur frère Joseph qui les accueille dans sa maison. Cette "maison" qui symbolise "le lieu de l'intériorité", cette "chambre du ventre" dans laquelle il s'était réfugié pour pleurer en secret. C'est, en ce jour, dans l'intimité de sa demeure que Joseph les reçoit. C'est dans le lieu de l'intimité, après avoir "fait sortir tout le monde", que Joseph choisit de se faire connaître à ses frères, alors que peu de temps auparavant il cherchait encore à dissimuler le trouble éprouvé en son for intérieur. Ce trouble du bonheur qui, dans ce lieu intime de l'émotion, le poussait à dire : "Je suis Joseph"

JiDé

Joseph et ses frères ou d'heureuses retrouvailles
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