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Abraham : Une histoire de famille

Abraham : Une histoire de famille

Abraham, figure patriarcale par excellence, incarne à la fois une image de "père" et celle d'un "voyageur sur la terre" (Hébreux 11:13). Il est également celui qui, pour entrer pleinement dans l'appel que Dieu lui adresse, accepte de quitter la maison paternelle, de rompre avec une tradition et de s'émanciper de son héritage familial. Ce n'est qu'à ce prix qu'il pourra lui-même devenir ce qu'il est appelé à être : le père d'une multitude (Ab'raham). Il quitte donc une cité prospère pour un lieu inconnu, et s'enfonce dans le désert, lieu de solitude, mais aussi de révélation. 

Va pour toi

"L'Eternel dit à Abram : Va t'en de ton pays, de ta patrie, de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai" (Genèse 12:1). C'est suite à cette injonction divine qu'Abram quitta Charan où il s'était reconstruit une nouvelle vie. Non, le nom du futur Patriarche n'est pas mal orthographié. Cette injonction s'adresse bien à celui qui se nomme encore Ab'ram (père élevé) et qui va devenir Ab'raham (père d'une multitude). Ce petit mot "ab" (que l'on lit "av") se dit, en araméen, "Abba" (papa). Etrange, n'est-ce pas ? Quel est le père qui voudrait appeler son fils "papa" ? Et Dieu va lui adresser un appel très particulier. Il lui dit : "Va-t'en !", ce qui, en hébreu, s'écrit "lekh lekha", et que l'on peut traduire par "va vers toi" ou "va pour toi". Ces traductions ont toutes deux quelque chose à nous dire de cet appel si spécifique que Dieu adresse au futur Patriarche. Mais avant d'aller plus loin, il me faut tout d'abord m'arrêter sur son ascendance car, avant de devenir "père", il fut tout d'abord lui-même... un fils. 

Père et fils

Pour comprendre cet appel si particulier qui lui est adressé, il nous faut remonter à l'époque de Serug, son arrière grand-père (Genèse 11:20 à 26) que l'évangéliste Luc mentionne, dans la généalogie de Jésus, sous le nom de "Séruch" (Luc 3:35). Le mot Serug signifie "branche", et il s'agit bien ici de l'histoire d'une "branche" de l'arbre généalogique de leur ancêtre Sem (Genèse 11:10 à 27)

"Serug, âgé de trente ans, engendra Nachor" (Genèse11:22). "Nachor, âgé de vingt-neuf ans, engendra Térach" (11:24). "Térach, âgé de soixante-dix ans, engendra Abram, Nachor et Haran" (11:26). Térach a donné à l'un de ses fils le nom de "père" (Ab'ram), à l'autre, celui de son propre père (Nachor), et au troisième, le nom du lieu où vécut son grand-père (Haran). Les noms de Serug, Nachor et Térach sont connus comme noms de localités très anciennes dans une région appartenant aujourd'hui à la Turquie, à proximité de la frontière syrienne. Des patronymes qui se sont posés çà et là, comme pour nommer ces lieux, témoins silencieux d'une histoire riche de sens. Abram et Térach, son père, sont originaires d'Ur en Basse-Mésopotamie (en Irak actuel),  mais les traces de cet ancêtre, Serug, à proximité de la ville de Charan (Haran), dans le Nord de la Babylonie, nous donne un indice. Celui-ci nous permet de mieux comprendre cette injonction donnée au fils de Térach : "Va t'en de ton pays, de ta patrie et de la maison de ton père". Ce fut longtemps une pratique courante que de donner à l'enfant mâle le nom de son grand-père ou celui d'un membre de la famille. Mais dans le cas de Térach, il y a quelque chose de plus profond, de plus réfléchi. Les textes sous-tendent bien souvent des subtilités qui ne demandent qu'à être révélées. Subtilités qu'un lecteur non averti survolera sans s'y arrêter. Sans peut-être même se rendre compte qu'il y a là un "trésor caché dans le sable"

Serug et Nachor avaient engendré très jeunes. Térach, lui, avait atteint soixante-dix ans quand il commença seulement à engendrer. La "branche" familiale de Térach n'eut des "bourgeons" que très tardivement. Et le même scénario se reproduisit pour Abram qui avoue "s'en aller sans enfant" (Genèse 15:2). Le Psalmiste ne dit-il pas que "l'homme est comme un arbre planté" (Psaume 1:3) ? Cette métaphore arborescente est coutumière de la pensée juive, dans la Bible (Romains 11:16 à 24 / Jean 1:48). En engendrant des fils, Térach s'est implanté. Il a, en quelque sorte, planté de nouveaux arbres généalogiques. Cependant, pour comprendre cette injonction que Dieu adresse à Abram, cet "ordre de départ", il nous faut remonter encore plus loin dans le temps. Il nous faut revenir aux générations passées. Aux "origines" (toldoth), car ce sont elles qui en posent les fondements. "Voici la postérité (toldoth) de Sem..." (Genèse 11:10). Sem, Arpachad, Shelak, Héber, Péleg, Réhu, Serug, Nakor, Térach... et Abram. Entre chacun de ces noms, on pourrait ajouter l'expression "fils de". Ce sont là ses origines, son ascendance, son "histoire" (toldoth)"Fils" se dit "ben". Un mot qui vient de "binian" (construire). Le père est celui qui "construit" le fils. Pour Abram, comme pour chacun de ses aïeux, sa filiation fait partie intégrante de son histoire et du récit de celle-ci. C'est ce qui l'identifie, ce qui le situe, ce qui le "construit". Avant de poursuivre, il me semble judicieux de faire un bref récapitulatif de ce récit. 

Un curieux départ

"Voici la postérité de Térach. Térach engendra Abram, Nachor et Haran. Haran engendra Lot. Et Haran mourut en présence de Térach, son père, au pays de sa naissance, à Ur, en Chaldée" (Genèse 11:27, 28). Pour Térach, tout commence par un décès. Celui de l'un de ses fils, Haran, après que ce dernier eut engendré lui même un fils : Lot. À noter que Lot engendrera lui-même deux fils à ses propres filles : Ammon et Moab. "Moab" qui signifie "issu d'un père". Une paternité qui revêt ici un aspect fort controversé. Moab eut une postérité, et du peuple qui naquit des reins de Moab est sortie une femme qui épousa un jour un homme de Bethléem appelé Boaz. Elle, s'appelait Ruth et son nom est inscrit dans la généalogie du Messie, le Seigneur Jésus-Christ (Matthieu 1:5). Une généalogie qui débute par le nom de... Abraham.  

Térach, le père d'Abram, habitait dans la prospère et riche cité d'Ur (prononcer "Our"), en Chaldée. Une région située en Basse-Mésopotamie, qui deviendra plus tard le royaume de Babylone. Cette ville, située aux abords de l'Euphrate, est très ancienne. Elle fut bâtie sur les territoires qui échurent aux descendants de Sem, fils de Noé, après le Déluge (Genèse 10:21 à 32). Cette même terre qu'Abram va devoir quitter. Etienne, lors de son discours, dit : "Le Dieu de gloire est apparu à notre père Abraham, lorsqu'il était en Mésopotamie, avant qu'il s'établisse à Charan, et il lui dit : Quitte ton pays et ta famille, et va dans le pays que je te montrerai. Il sortit alors du pays des Chaldéens et s'établit à Charan" (Actes 7:2 à 4). C'est tout d'abord à Ur, en Chaldée, que Dieu adressa cet appel à Abram. Cet appel sera réitéré à Charan. L'auteur de l'épître aux Hébreux, lui, appuie plus spécifiquement sur la destination et la motivation d'Abram que sur le lieu de départ (Hébreux 11:8, 9).

Le récit de la Genèse nous dit que "Térach prit Abram, son fils, ils sortirent ensemble d'Ur, en Chaldée (en Basse-Babylonie) pour aller au pays de Canaan. Ils vinrent jusqu'à Charan et ils y habitèrent" et qu'ensuite, Dieu appela Abram à quitter son pays, sa patrie et la maison de son père (Genèse 11:31 / 12:1). Le récit du Nouveau Testament, qui relate le discours d'Étienne, nous dit, lui, que l'appel divin fut adressé à Abram lorsqu'il était en Babylonie, "avant qu'il ne s'établisse à Charan (Haran)" (Actes 7:2). Étienne cite ensuite le passage suivant (Genèse 12:1 / Actes 7:3)

Mais alors, qui a véritablement pris l'initiative de ce départ ? Est-ce Térach ? Est-ce Abram ? Ayant perdu un fils, voyant un second décidé à partir, il semblerait que Térach se soit, en quelque sorte "emparé" du projet d'Abram. L'appel du futur patriarche devient ainsi l'initiative de son propre père. Térach prit les devant et décida d'aller en Canaan, mais il s'arrêta à Charan et y demeura avec sa famille. Quant à Nachor, s'il n'en est pas fait mention, c'est peut-être parce que celui-ci se trouvait déjà dans la région de Charan (Genèse 11:31). Plus loin, le récit de la Genèse nous dit qu'Abram prit sa femme et son neveu et qu'ils "partirent pour le pays de Canaan et ils arrivèrent au pays de Canaan" (Genèse 12:5). Alors, où faut-il situer l'appel d'Abram ? À Ur en Chaldée, ou à Charan ? L'appel initial de Dieu a lieu à Ur en Chaldée, mais il est réitéré alors qu'Abram s'était confortablement installé à Charan. Autrefois capitale du royaume de Mari, Charan s'appelle aujourd'hui Abu-Kemal. Située à l'Est de la Syrie, sur le fleuve Euphrate, elle se trouve à proximité de la frontière irakienne. D'autres commentateurs la situent en Turquie actuelle, aux abords de la frontière syrienne. 

À l'époque romaine, Charan était un centre commercial important entre l'empire romain et l'Inde. Elle demeura donc longtemps une ville commerciale prospère qui dut fournir à la famille de Térach tout d'abord, puis à Abram, des revenus substantiels. Il est à noter que lorsqu'il est fait mention du départ de Térach, il nous est dit qu'il partit avec les membres de sa famille, mais lorsqu'il est ensuite fait mention du départ d'Abram, après la mort de Térach son père, le texte nous dit que "Abram partit comme l'Eternel le lui avait dit (déjà en Chaldée) et Lot partit avec lui. Abram prit Saraï, sa femme, et Lot, fils de son frère, avec tous les biens qu'il possédait, et les serviteurs qu'il avait acquis à Charan" (Genèse 12:5). Bien plus tard, Abraham, devenu vieux, voulut trouver une épouse pour son fils Isaac, il envoya alors son serviteur Eliezer en disant : "Va dans mon pays, dans ma patrie, prendre une femme pour mon fils Isaac" (Genèse 24:4). Une région que le serviteur désigne comme étant "le pays dont tu es sorti" (Genèse 24:5). Puis, il partit "en Mésopotamie, à la ville de Nachor (ou Charan, Genèse 24:10). Le texte biblique situe ainsi la ville de Charan "en Mésopotamie" (en haute-Mésopotamie, tout au Nord de celle-ci). Eliezer se rendit donc à Padam-Aram pour y chercher la future épouse, Rebecca (Genèse 25:20).  

Térach à Charan

Le nom de Térach signifie "halte, délai, retard". Térach a fait une "halte" à Charan. Peut-être a-t-il voulu s'accorder un "délai" avant de reprendre la route. Il s'est installé dans une ville caravanière ("Charan" signifie "route fréquentée par les caravanes") et il n'en est plus jamais reparti. Sa santé ne lui permettait-elle plus de poursuivre son voyage ? A-t-il abandonné son projet initial ? Située sur la route caravanière entre le Tigre et la Méditerranée, Charan fut longtemps une ville au commerce florissant, et ce, plusieurs siècles après la période néotestamentaire. Rebecca, épouse d'Isaac, en est originaire, ainsi que les épouses de Jacob, son fils. Les fils de Jacob sont d'ailleurs nés là-bas, excepté Benjamin. Cette cité prospère fut plus tard détruite par les Assyriens (Esaïe 37:12). Elle devint cependant la capitale de leur empire en 612 avant notre ère. Elle fut ensuite conquise par les Babyloniens qui lui rendirent son faste et son usage premier de ville commerçante de premier plan (Ezéchiel 27:23). Pour Térach, père d'Abraham, elle fut l'ultime étape.  

Un Nom caché

J'en reviens ici au verset introductif de cet article : "L'Eternel dit à Abram : va-t'en de ton pays, de ta patrie et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai". (Genèse 12:1). Mais quel est ce pays qu'Abram devait quitter ? Celui d'Ur ? Celui de Charan ? Peut-être un peu les deux. Car lorsque Térach décède, cela fait quelques années que la famille s'y est installée. Térach avait "deux cents cinq ans"  lorsqu'il mourut (Genèse 11:32). Il en avait soixante-dix lorsqu'il commença à engendrer des fils (Genèse 11:26). Le temps était venu, pour Abram, de reprendre la route. Il avait accompagné son père pour son dernier voyage. Il était temps pour lui d'entamer le sien. Et tout commence par cette phrase : "L'Eternel dit à Abram". Rien avant cela ne nous dit quoi que ce soit sur la notion qu'Abram pouvait avoir de la divinité. On sait, par contre, que son père et son grand-père avaient vécu dans un pays profondément idolâtre. En réalité, lorsque l'on compare les âges des Patriarches, et leur longévité, on peut constater que tous, de Térach à Noé, étaient encore en vie à la naissance d'Abram.  Celui-ci a donc pu bénéficier de l'enseignement de ses aïeux, dans son jeune âge. Sa foi s'est construite aux pieds de la "postérité" (toldoth) de Noé, de Sem et de leurs descendants. C'est avec eux qu'il a appris leur "histoire" (toldoth)

"L'Eternel dit à Abram". Cette phrase nous introduit d'emblée, sans transition, dans un dialogue entre Dieu et le futur patriarche. Cela sous-entend qu'Abram connaissait déjà ce Dieu qui l'appelle. Le texte nous dit : "Wayomer IHVH (Adonaï) Ab'ram lekh lekha" (Genèse 12:1), que l'on traduit généralement par : "L'Eternel dit à Abram : va-t'en !". On pourrait donc en conclure qu'Abram "connait" l'Eternel (IHVH), le Nom imprononçable de Dieu que l'on nomme donc "Adonaï" lorsqu'on lit un texte où ce Nom est mentionné. Or, un texte de l'Exode nous dit que, justement, Abram ne connaissait pas ce Nom divin. "Dieu parla encore à Moïse et dit : Je Suis l'Eternel. Je Suis apparu à Abraham, Isaac et Jacob comme le Dieu Tout-Puissant, mais je n'ai pas été connu d'eux sous mon nom, l'Eternel (IHVH)" (Exode 6:2, 3). Dans ce cas, pourquoi le texte de la Genèse (rédigé par ce même Moïse) mentionne-t-il le nom de l'Eternel (IHVH) associé à celui d'Abram ? Parce que Dieu s'est effectivement adressé à Abram en tant que IHVH (Nom que l'on traduit généralement mais improprement par "Yahvé" ou "Yahwé" mais dont la prononciation exacte s'est perdue, et est aujourd'hui inconnue), mais ni Abraham, ni Isaac, ni Jacob ne le connurent sous ce Nom. Le texte d'Exode nous dit qu'Abraham connaissait Dieu sous le nom de "Dieu Très-Haut". Dieu se révèle et se cache en même temps. Comme le dit si bien Esaïe : Mais tu es un Dieu qui te caches, Dieu d'Israël, sauveur" (Esaïe 45:15). La Révélation doit être progressive. L'appel, lui est irrévocable. 

Va-t'en !

"Va-t'en de ton pays, de ta patrie, de la maison de ton père, pour un pays que je te montrerai". C'est donc par son nom (Ab', "père") que Dieu appelle Ab'ram a quitter la "maison de son père". On peut s'interroger sur le choix de ce nom. Térach aurait-il voulu, consciemment ou non, faire du lien avec son propre père, Nachor ? "Toldoth"un mot riche de sens. C'est à la fois "l'histoire, la généalogie, la postérité et la descendance". Toldoth, c'est l'arbre généalogique d'une famille qui en raconte également l'histoire. Une histoire qui se transmet de père en fils. "Ben", c'est également le maillon d'une chaîne, comme si plusieurs générations se tenaient par le bras. Dans cette perspective, le fils est celui qui fait du lien "entre" deux générations. Entre celle qui précède et celle qui va suivre. Seulement voilà ! Abraham n'a pas d'enfant. "Je m'en vais sans enfant", dira t-il (Genèse 15:2). Et c'est à ce père (Ab') sans enfant que Dieu dit : "va pour toi-même". Abram obéit à une injonction divine, mais il le fait également pour lui-même, parce que c'est ce départ de la maison paternelle qui va lui permettre de prendre possession de ce que Dieu a pour lui. Cet homme, qui a rompu la chaîne de la continuité en quittant la maison paternelle, a désigné son héritier en la personne de son plus fidèle serviteur, Eliezer de Damas (Genèse 15:2). Un serviteur qui n'est ni d'Ur, sa ville natale, ni de Charan, sa ville d'accueil.  Il est "de Damas", de cette région où Abram et son père s'étaient implantés. Eliezer, c'est peut-être, comme lui, un homme qui a quitté "la maison de son père"

"Lekh lekha". Rachi commente ce texte en ajoutant : "va pour toi-même, pour ton bonheur". Mais cette expression signifie également : "Va vers toi". "Va vers ce que tu es, ce que tu dois devenir, ce que tu vas devenir". Jacques Brel disait que "le plus difficile pour aller de Bruxelles (sa ville natale) en Chine, ce n'est pas d'aller en Chine, mais c'est de quitter Bruxelles". Le plus grand des voyages commence toujours par un premier pas. 

Et Dieu dit à Abram : "Va-t'en de ton pays (eretz), de ta patrie (mowledeth)". Le pays (eretz) qu'Abram va quitter, c'est à la fois "une contrée, une région, un peuple, un territoire, des propriétés, des champs et des vallées". C'est tout un cadre de vie. Des lieux aimés,  chargés d'émotions, de vécu, de souvenirs et de rencontres. Des lieux de retraite aussi, où il allait lorsqu'il avait besoin de se retrouver seul, pour parler à son Dieu. Comme le dit le proverbe : "partir, c'est mourir un peu". Eretz est parfois traduit par "Septentrion" (le Nord). Effectivement, le pays de Charan se trouve plus au Nord qu'Israël. Et Abram va descendre vers le Sud, vers le Néguev, vers le désert. 

"Mowledeth", c'est à la fois "la parenté, la naissance, la descendance, l'ethnie" et cela peut même désigner quelque fois les circonstances de la naissance. Ce mot vient de "Yalad" qui signifie "enfanter, engendrer, accoucher, la naissance d'un enfant". Pour Abram, partir c'est quitter ceux à qui il s'est attaché, avec qui il a tissé des liens. C'est laisser derrière lui ceux qui vont rester. C'est peut-être aussi donner l'impression, même involontaire, qu'il les abandonne. Qu'ils ne sont peut-être plus aussi importants qu'il avait bien voulu leur laisser penser. Mais Abram va obéir. Et si il est capable d'obéir à cet ordre, c'est avant tout parce qu'il connait son Dieu. Il le connait suffisamment intimement que pour lui faire confiance. Car si le texte mentionne le commandement que Dieu donne à Abram, il ne nous dit rien de sa relation avec Lui. Or, si Abram a pu entendre la voix de son Dieu, c'est parce qu'il la connaissait. Il entretenait donc déjà une relation avec Lui. D'où pouvait bien lui venir cette connaissance de son Dieu ? De ses pères qui, depuis Sem (dont il fut le contemporain au début de sa vie), transmettaient leur foi à leurs descendants. 

Dans son Évangile, Luc mentionne la généalogie (toldoth) d'Abraham. Voici ce qu'il nous dit : "Jésus était, comme on le croyait… fils de Jacob, fils d'Isaac, fils d'Abraham, fils de Thara, fils de Nachor… fils de Sem, fils de Noé, fils de Seth, fils d'Adam, fils de Dieu" (Luc 3:34 à 38). Jésus était bien de la descendance d'Abraham par son humanité, mais il lui était aussi antérieur par sa divinité, comme le dira Jésus lui-même : "Avant qu'Abraham fut, Je Suis" (Jean 8:58). 

Fils de Terah, fils de la Thora

Je fais ici une petite parenthèse pour souligner un détail. L'un de ces détails sur lesquels on ne s'arrête généralement pas, mais qui ont cependant beaucoup à nous dire. Dans ce texte de l'évangile de Luc, le nom de Thara (Térach) présente une certaine similitude avec le mot hébreu "Thora" (l'enseignement)souvent improprement traduit par "Loi". Ainsi, par le truchement de cette similarité, on pourrait lire : "Abraham, fils de la Thora". Ainsi, Abraham devient celui qui est enseigné par son père. De par ce fait, il devient, à son tour, le dépositaire de cet enseignement avec la charge de le transmettre à son propre fils. Cependant, la notion "juridique" (la Loi) n'est pas totalement étrangère à cet héritage qui se veut, avant tout, spirituel. En effet, lorsqu'un héritage est transmis à un ou plusieurs descendants, il est nécessaire que cela soit validé par un acte notarié. C'est ici que la notion de "Loi" intervient. Toute société un tant soit peu structurée fonctionne selon des règles, fussent-elles implicites. "Dans cette maison, il y a des règles" dira le père de famille à un adolescent un tant soi peu rebelle à l'autorité parentale. Ces règles peuvent être contestées. Elles peuvent être transgressées. Elles n'en demeurent pas moins en vigueur. Si la notion de "Loi" apparaît véritablement, au sein du peuple hébreu, avec Moïse, les textes qui en constituent le fondement ne sont pas, à proprement parler, des textes de loi. Ils sont pourtant considérés comme tels. Ainsi, la Thora ne peut véritablement se transmettre que par filiation et ne peut se pérenniser que par la transmission. La génération montante devient ainsi dépositaire de cet "héritage", avec charge de le transmettre à son tour à la génération suivante. Et tout cela est contenu dans ces quelques mots : "Abraham, fils de Thera"

Les textes regorgent de sens. Ils ne cessent de parler à ceux qui les écoutent. Le texte hébreu dit : "Ab'raham ben Terah". Le mot "ben" signifie "fils", mais l'origine de ce mot a encore des choses à nous dire. Comme je l'ai dit plus haut, "Ben" vient de "binian" qui signifie "construire". Le fils est "construit" par le père. On pourrait ajouter, "à la stature parfaite" (Ephésiens 4:13) du père, tout comme le fut le jeune Ab'ram par son père Terah. Et par quel moyen Terah a-t-il édifié, "élevé" son fils Ab'ram (Ab'ram signifie "père élevé") ? Par "l'enseignement" (la Thora). Avant de devenir "père" (Ab'), Ab'ram a dû apprendre à être un "fils". Le "père élevé" (Ab'ram) fut donc, enfant, un "père éduqué". Et c'est parce que Ab'ram fut un "père élevé, éduqué", qu'il put devenir, à son tour, "Ab'raham" (père d'une multitude). Cette même multitude à laquelle nous appartenons, nous qui sommes "la postérité d'Abraham par la foi"

L'histoire d'Isaac

Et je terminerai par l'une de ces petites particularités du texte. Il est écrit : "Ve êleh towldôt ytshaq ben ab'râham ab'râham howlid èt yitshaq" (Voici la postérité, l'histoire d'Isaac, fils d'Abraham. Abraham engendra Isaac) (Genèse 25:19).  Je disais plus haut que si le père engendre le fils, le fils "construit" (binian) le père. Nous en avons ici une illustration de ce vieil adage rabbinique. Ce texte est riche de sens. Abraham s'est, en quelque sorte, "construit" par la paternité. Cette paternité, il la portait déjà dans son nom (Ab'), mais paradoxalement, il ne lui avait pas encore été possible de la concrétiser. Mais ce vide, cette absence d'enfant, préparait petit à petit Abraham à devenir véritablement le "père" d'une multitude. Car c'est au cœur de ce vide, de cette absence, qu'il pouvait véritablement devenir ce à quoi il était appelé. Cette non-paternité fut, pour lui, formatrice. Elle le préparait à devenir ce qu'il n'aurait jamais pu être sans cette épreuve. Isaac devint l'héritier, le dépositaire de tout ce qu'Abraham, son père, avait vécu et enduré auparavant. Isaac sera, toute sa vie, l'incarnation du fils que l'on attend. En cela, il revêt une caractéristique messianique. Il est le Fils dont on attend la Venue. "Ve êleh towldôt ytshaq" (voici l'histoire d'Isaac). Quelle est cette toldoth, cette histoire ? "Ytshaq ben ab'râham". (Isaac fils d'Abraham). C'est là toute l'histoire d'Isaac. Il est le fils d'Abraham. Il est le fils de son père.

"Voici la postérité d'Isaac, fils d'Abraham. Abraham engendra Isaac". C'est là la toldoth, l'histoire d'Isaac, fils d'Abraham : c'est "Abraham qui engendre Isaac" (ab'râham howlid èt yitshaq). Toute l'histoire de son fils est contenue, en germe, dans cet engendrement. "Voici la postérité (l'histoire) d'Isaac, fils d'Abraham. Abraham". Parce que l'histoire d'Isaac se "construit" au travers de son père. Cet écart béant entre notre compréhension classique des Ecritures saintes et la densité du texte tel qu'il a été rédigé par ses auteurs ne peut être franchi qu'en nous pliant à leur exégèse. Il nous faut réapprendre à écouter le texte se raconter, en laissant de côté nos grilles de lecture, héritées de nos traditions religieuses, pour redécouvrir les textes et leur laisser l'opportunité de s'exprimer tout à nouveau. Ils viennent de loin. D'une contrée lointaine. Les mots de l'Écriture parlent encore. Saurons-nous les écouter ? 

Nous sommes "de passage"

Abraham est appelé "ab'râm ha ivri" (Abram l'hébreu). "Ivri" signifie "celui qui passe". Abram, c'est un passant. C'est un nomade. Celui que l'autochtone sédentaire peut observer de loin comme allant d'un lieu à un autre. Il n'est, en réalité, que de passage. En hébreu, "passage" se dit "pessah". Un mot qui a donné son nom à une fête, la fête de Pessah (la Pâque). Nous-mêmes, nous ne sommes que de passage sur cette terre. Nous ne sommes qu'une vapeur, une fumée"Je ne vivrai pas toujours... laisse-moi car ma vie n'est qu'un souffle (hevel)" (Job 7:16). Le Psalmiste rejoint la pensée de Job : "Oui, tout homme debout n'est qu'un souffle (hevel), pause" (Psaume 39:5). Sa postérité également. "Oui, vanité (hevel) les fils de l'homme" (Psaume 62:10). L'être humain s'attache pourtant désespérément à cette vie ici-bas, craignant et occultant en même temps la perspective de sa finitude. "Pourquoi vous laissez-vous aller à de vaines (hevel) pensées ?" (Job 27:12) dit le livre de Job. "Il consume les jours par la vanité (hevel) et leurs années par une fin soudaine (Psaume 78:33). Nous qui sommes de "la postérité d'Abraham", ayant connaissance de ce que dit l'Ecriture, nous pouvons saisir la véritable valeur de la vie, étape obligée qui conduit à la Vie éternelle. 

Et si ce message qui avait été adressé il y a bien longtemps à Abram nous était destiné à nous, aujourd'hui, qu'en ferions-nous ? Que devrions-nous quitter ? Qui laisserions-nous derrière nous ? Sans pour cela partir vivre au fin fond du désert. Ne sommes-nous pas de la postérité (toldoth) d'Abraham ? Nous sommes donc membres à part entière de son "histoire" (toldoth). Nous perpétuons ce qu'Abraham, notre père, a commencé. "Postérité d'Abraham, son serviteur, enfants de Jacob, ses élus" (Psaume 105:6). Car "si vous êtes à Christ, vous êtes de la postérité (toldoth : de la descendance, de l'arbre généalogique spirituel) d'Abraham" (Galates 3:29). "Or, les promesses ont été faites à Abraham et à sa postérité (toldoth). Il n'est pas dit "aux postérités" comme s'il s'agissait de plusieurs, mais en tant qu'il s'agit d'une seule : et à ta postérité, c'est à dire Christ" (Galates 3:16). 

Je reviens à ce passage des Psaumes qui dit : "Oui, tout homme debout n'est qu'un souffle (hevel), pause (selah)" (Psaume 39:6). Ce mot "Sélah" indique un jeu d'instruments sans paroles. Ce jeu d'instruments est, pour l'auditeur, l'occasion de réfléchir aux paroles du chant. C'est une invitation à la réflexion et la méditation. L'occasion de réévaluer ses propres valeurs. Dans la parabole du riche insensé, Luc nous parle d'un homme en apparence prévoyant qui anticipe, qui se projette dans l'avenir, qui planifie. Et qu'est-ce que Dieu dit à cet homme ? "Insensé, cette nuit même ton âme te sera redemandée. Et ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il ?" (Luc 12:20). Pour qui ? Pour sa "postérité" ? Car cet homme faisait partie de ceux dont il est dit qu'ils "se mariaient et mariaient leurs enfants" (Luc 17:27). Ou peut-être était-ce seulement pour sa propre satisfaction. Toujours est-il qu'il est appelé "insensé". Il est intéressant de noter, à ce propos, que le mot "hevel" peut également être traduit par "idole". Ce à quoi l'on s'attache ici-bas peut devenir une idole quand elle s'interpose entre Dieu et nous. Cet "orgueil de la vie", dont fait mention l'Ecriture, peut le devenir également (1 Jean 2:16). 

Alors, à nous qui sommes de la  postérité de ce grand homme, de ce patriarche de la foi, ce message pourrait également nous être adressé : "lekh lekha". "Va pour toi. Va vers toi". Va vers ce que tu vas devenir, ce qu'il y a de meilleur pour toi. Comme Abraham, nous nous mettons en marche vers cette "cité aux solides fondements, celle dont Dieu est l'architecte et le constructeur" (Hébreu 11: 10). Mais pour "aller", il nous faut également "quitter". Ce "sélah", ce "temps de pause" s'avère ainsi nécessaire avant de prendre la route. Il nous permettra de définir quel sera notre point de départ. Ce "lieu" qu'il nous faut "quitter" pour nous mettre en marche vers ce qui fut autrefois la destination de "notre père Abraham"Abba, papa ! L'apôtre Paul nous dit que ceux qui, "ayant reçu un esprit d'adoption", se reconnaissent une filiation divine, s'adressent à Lui par l'Esprit de Christ en l'appelant "Abba, papa" (Galates 4:6 / Romains 8:15). Lekh lekha, va vers ce qu'il y a de mieux pour toi. Nous qui sommes fils de notre Père céleste, nous sommes en route vers la Maison. 

 

JiDé

Abraham : Une histoire de famille
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