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Daniel : la statue d'or et la fournaise ardente (chapitre 3)

Daniel : la statue d'or et la fournaise ardente (chapitre 3)

Imposer et refuser. Ces deux mots pourraient résumer, dans son expression la plus simple, le récit de ce troisième chapitre du livre de Daniel. Daniel qui, d'ailleurs, est étrangement absent de cet épisode. En résumé, le roi Nabucadnetsar fit édifier, dans la vallée de Duwra en Babylonie, une statue gigantesque en or. Le roi organisa une dédicace pour la statue et, lors de celle-ci,  exigea que lorsque le son des instruments de musique se ferait entendre, tous ses sujets présents dans la province, et aussi loin que l'on pouvait entendre le son des instruments, se prosternent devant elle ou en sa direction. Fort de son pouvoir despotique, le roi fit savoir que tout contrevenant à cet ordre serait jeté dans une fournaise brûlante. Les amis de Daniel, Schadrac, Meschac et Abed-Nego, refusèrent cependant de se prosterner devant cette statue. Le roi les fit convoquer et les interrogea sur les motifs de leur refus, les menaçant de leur faire subir le sort prescrit s'ils n'obtempéraient pas. Devant leur détermination à ne pas obéir, le roi se mit dans une violente colère et ordonna qu'ils soient jetés dans la fournaise après que l'on eut fait chauffer celle-ci sept fois plus fort qu'à l'accoutumée. La chaleur émanant de la fournaise était telle que les soldats qui les y avaient jetés y tombèrent eux-mêmes. Mais un miracle se produisit. Les trois amis s'en tirèrent indemnes après avoir été accompagnés dans la fournaise par un quatrième homme qui semblait les avoir déliés. Après que les trois jeunes gens soient sortis de la fournaise devant la cour médusée, le roi reconnut alors que le Dieu que servaient Schadrac, Meschac et Abed-Nego les avait protégé. Il fit ensuite prospérer les trois jeunes gens. Mais bien qu'il reconnaisse la puissance du Dieu de Schadrac, Meschac et Abed-Nego, le roi ne se départit cependant pas pour autant de la violence de ses ordres (Daniel 3:29) par lesquels il tenait à afficher sa toute puissance sur la vie de tous ses sujets. Il se considérait toujours comme le bras armé des dieux (auxquels il venait d'associer celui des Hébreux).

A son image

La statue trônait toujours dans la vallée de Duwra. Schadrac, Meschac et Abed-Nego étaient désormais dispensés de se prosterner devant elle, au grand dam des conspirateurs qui ne durent pas en mener large après que les trois jeunes gens aient été élevés en distinction (Daniel 3:30). La taille de cette statue devait être à la dimension de l'orgueil (surdimensionné) du monarque, mais aussi de son désir de puissance et de vénération. Le roi avait rêvé d'une statue immense symbolisant les empires qui devraient succéder au sien. Mais Nabucadnetsar ne pouvait concevoir la fin de son règne. Il ne pouvait envisager qu'un autre empire que le sien puisse lui succéder. Personne ne devait lui faire de l'ombre. Il lui fallait perdurer éternellement.

Le songe se concrétiserait bel et bien, mais lui, Nabucadnetsar, serait seul et unique. Personne ne pourrait le détrôner. L'un de ces peuples vassaux envisageait-il de prendre sa place ? Il lui fallait, dès à présent, imposer son pouvoir absolu. Et cela devait commencer par son administration : "Satrapes, préfets, gouverneurs, conseillers, trésoriers, juges, magistrats et toutes les autorités de provinces" (Daniel 3:3). Puis sur "les peuples, nations, hommes de toutes langues" (versets 4, 7). Nous étions à Babylone. Nous étions à Babel ! Babylone étant le nom que lui donnèrent les Grecs après avoir arraché l'empire aux mains des Perses, parler de "Babylone" à l'époque de Nabucadnetsar est donc presque un anachronisme. Nous sommes dans cette ville qui fut désertée par sa population sous le règne de Nimrod, et qui fut ensuite repeuplée pour devenir la cité majestueuse qu'elle est à ce jour. Cette même cité où, dit-on, se "confondirent les langues". Celles-ci étaient à nouveau réunies sous l'autorité d'un monarque puissant, renommé, craint, haï peut-être aussi. La fameuse tour dont nous parle le onzième chapitre du livre de la Genèse fut reconstruite et achevée par ce même Nabucadnetsar. Lorsque la cité antique sortit des sables du désert après qu'une équipe d'archéologues ait pu localiser sa présence, on découvrit une stèle sur laquelle il était mentionné que le roi Nabucadnetsar avait lui-même ordonné la reconstruction de la tour. Cela eut lieu vers la fin de son règne. Mais à cette heure, il s'était fait bâtir une statue. Si le texte fait mention d'une statue en or, il faut probablement imaginer qu'elle n'en était en réalité que recouverte. Sa structure pouvait être de bois ou de métal. Comme il est fait mention, dans ce texte, d'une "fournaise ardente", certains commentateurs ont vu, dans cette statue, une représentation du dieu Moloch, qui avait la particularité d'être creuse et dans laquelle on plaçait un feu brûlant. Ce que pourrait corroborer la signification du mot "tselem", qui peut se traduire par "statue" mais également par "vide". La bouche du dieu Moloch était grande ouverte, et des victimes, souvent des enfants en bas-âge, y étaient jetées vivantes. Les cris étaient amplifiés par la cavité métallique. L'usage de certaines substances, consommées durant ce qui était considéré comme un rituel religieux, amenait les participants dans une sorte de transe, considérée comme partie intégrante de la cérémonie. 

Alors, cette statue était-elle la concrétisation mégalomaniaque d'un monarque désireux de préserver son pouvoir et de le faire perdurer ? Le produit de sa folie orgueilleuse ? Ou encore, une manœuvre habile mais fédératrice pour rallier à sa couronne (ou plutôt à sa tiare) ces peuples divers qui constituaient son empire ? Peut-être un peu tout cela à la fois. Il se peut même que ce monarque, tellement imbu de lui-même, fit fabriquer cette "statue" à son effigie. Car si "tselem" se traduit par "statue, vide, effigie", il peut également l'être par les mots "image, ressemblance". Et comme je l'ai dit plus haut, Nabucadnetsar ne pouvait envisager qu'un autre empire lui fasse de l'ombre. De fait, le mot "tselem" peut également être traduit, dans certains cas, par le mot "ombre". Cette statue avait donc plusieurs fonctions. Objet d'adoration mais peut-être aussi de répression. Pôle fédérateur de nations, de peuples assujettis et soumis, elle glorifiait l'image du monarque, presque jusqu'à le diviniser. Car le mot "tselem" peut aussi être traduit par "idole". Cette statue fut érigée dans une vallée de la province de Babylone, et donc aux environs de l'endroit où avait été autrefois érigée la fameuse "Tour de Babel". Dans une plaine appelée Duwra. 

Dans la plaine de Duwra 

Le texte biblique nous dit donc que le roi Nabucadnetsar fit ériger une statue "dans la plaine de Duwra, dans la province de Babylone" (Daniel 3:1). Le mot "Duwra" signifie "muraille, circuit". Il faut peut-être y voir une allusion à la muraille de Babylone qui, disent certains auteurs anciens, "était si larges que l'on pouvait y voir trois chars s'y croiser de front". Duwra ferait ainsi référence au "circuit" de la "muraille" de Babylone. Le choix stratégique pour ériger cette statue est évident. Tout d'abord, on pouvait la voir de loin. Ensuite, le nom du lieu inspirait la confiance, la sécurité. Celle d'une ville aux épaisses murailles. La statue était donc associée à une notion de sécurité protectrice. Était-ce une façon de légitimer l'adoration imposée ? Le mot "Duwra" viendrait de l'araméen "duwr", qui signifie "demeurer". Nous allons voir que, loin de n'être qu'un simple lieu géographique dans la province de Babylone, le nom de Duwra était, en soi, porteur d'un message adressé à tous les peuples constituant le royaume de Nabucadnetsar. 

Voici ce que dit Daniel au roi lorsqu'il lui donne l'interprétation du songe : "Voilà le songe. Nous en donnerons l'explication au roi. Ô roi, tu es le roi des rois, car le Dieu des cieux t'a donné l'empire, la puissance, la force, le gloire; il a remis entre tes mains, en quelque lieu qu'ils habitent (duwr)les enfants des hommes" (Daniel 2:38). La première chose dont nous informe ce texte, par la bouche de Daniel, est que la position d'autorité du roi était légitime aux yeux du Dieu Très-Haut. Cette autorité lui avait été donnée pour qu'il l'exerce sur tous ces peuples qui constituaient son royaume. Le choix du lieu (Duwra) n'était donc pas anodin. Il légitimait l'autorité du roi et cette statue devait symboliser cette autorité. Mais si l'autorité du roi était attestée, l'érection de cette statue, quant à elle, était contestable car elle constituait en réalité un objet d'adoration et de vénération à l'égard du roi. Son orgueil démesuré (symbolisé par la taille de cette statue) allait bientôt être proprement rabaissé. Cet autre épisode de la vie du roi de Babel est mentionné au chapitre 4 du livre de Daniel. On peut y lire que Nabucadnetsar fit rédiger une missive qui devait être lue dans toutes les provinces de son royaume pour que tous les peuples qui y demeuraient sachent ce qui s'était produit. Il écrivit "à tous les peuples, aux nations, aux hommes de toutes langues qui habitent (duwr) sur la terre" (Daniel 4:1). Par l'expression "sur la terre", il faut entendre "la totale superficie de son royaume jusqu'à ses frontières les plus reculées".

Le choix de Duwra pour y faire ériger la statue est donc significatif. Ce lieu se voulait également fédérateur de tous les peuples constituant l'empire, et ce jusqu'aux frontières les plus lointaines. Petite parenthèse : il est intéressant de noter qu'il est fait mention ici de "peuples, de nations" et "d'hommes de toutes langues" dans le royaume de Babel (voir à ce propos l'article "Babel est-elle à l'origine des langues et des nations ?"). Comme je l'ai dit plus haut, le nom qui est mentionné dans les textes est "Babel". Ce sont nos traductions qui ont conservé le mot "Babylone" de la version grecque des Septante. En effet, jusqu'à ce que l'on redécouvre les ruines de Babel, les commentateurs bibliques étaient persuadés que la ville de Babylone avait été construite sur un autre site que celui de la ville de Nimrod, faisant ainsi une distinction entre deux cités qui n'étaient, en réalité, qu'une seule et même ville. Les chercheurs découvrirent une stèle où était rédigé un édit du roi Nabucadnetsar attestant qu'il était à l'origine de la reconstruction de la fameuse tour, à l'endroit même où avaient été posées autrefois ses fondations. Le doute n'était donc plus possible. Babylone et Babel se trouvaient toutes deux au même endroit. Elles ne constituaient ainsi qu'une seule et même ville. Je ferme la parenthèse.

Cette lettre, que fit envoyer le roi dans toutes les provinces de son royaume, relatait un songe qu'avait fait Nebucadnetsar (Daniel 4:1 à 18) et dans lequel se trouvait un grand arbre le représentant comme protecteur des peuples (Daniel 4:10 à 12 et 20 à 22). Il est écrit : "les oiseaux du ciel faisaient leur demeure (duwr) parmi ses branches et tout être vivant tirait de lui sa nourriture (Daniel 4:12). Nabucadnetsar, bien qu'il ait été un tyran implacable, fournissait à ses sujets la subsistance nécessaire. Il était un peu "le petit père des peuples" de l'Antiquité. "Cet arbre, dont le feuillage était beau et les fruits abondants, qui portait de la nourriture pour tous, sous lequel s'abritaient (duwr) les bêtes des champs" (Daniel 4:21). Dieu demeure cependant souverain. "Tous les habitants (duwr) de la terre ne sont à ses yeux que néant (c'est tout au moins Nabucadnetsar qui le prétend. Peut-être projette-t-il ici sa propre opinion). Il agit comme il lui plait avec l'armée des cieux et avec les habitants de la terre, et il n'y a personne qui résiste à sa main et qui lui dise : que fais-tu ?" (Daniel 4:35). Il est intéressant de voir, ici, la façon dont Nabucadnetsar "se projette", en quelque sorte, sur la Personne même de Dieu en lui attribuant des sentiments qui sont peut-être les siens propres ("tous les habitants de la terre ne sont que néant"). A ceci, Dieu aurait tout aussi bien pu répondre : "Tu t'es imaginé que je te ressemblais" (Psaume 50:21). 

L'idée de dresser une statue "à son effigie" dans la plaine de Duwra lui avait très probablement été inspirée par le songe de la statue. "Ô roi, tu regardais et tu voyais une grande statue, cette statue était immense, d'une splendeur extraordinaire, elle était debout devant toi et son aspect était terrible. La tête de cette statue était d'or pur" (Daniel 2:31, 32). Si ce songe avait pu être effrayant, son interprétation était plutôt flatteuse, du moins jusque là ! La suite l'était beaucoup moins. "Après toi, il s'élèvera un autre royaume… puis un troisième, il y aura un quatrième…" (Daniel 2:39, 40). Là, çà n'allait plus du tout ! Nabucadnetsar voulut alors pérenniser son règne. Il ne pouvait y avoir de place pour un autre royaume que le sien. Il lui fallait une statue qui représente cette pérennité dont il rêvait. La tête était d'or pur ? Toute la statue le serait. Il n'y aura pas d'autre royaume que le sien. "Il (le Dieu des Cieux) a remis entre tes mains, en quelque lieu qu'ils habitent, les enfants des hommes, c'est toi qui est la tête d'or" (Daniel 2:38). Cela lui avait été dit, pourtant ! "Il (le Dieu des Cieux) a remis entre tes mains…". Comment a-t-il pu croire que ce que Dieu lui avait confié pour un temps, il pourrait le conserver définitivement ? Le Dieu qui lui avait donné ce songe n'était-il pas en capacité de réaliser ce qu'Il avait annoncé ? Les paroles que le prophète Ezéchiel adressa au prince de Tyr pourrait l'être tout autant à ce roi mégalomane. "Ainsi parle le Seigneur l'Eternel, ton cœur s'est élevé et tu as dit : je suis Dieu. Je suis assis sur le siège de Dieu… toi tu es homme et non Dieu et tu prends ta volonté pour la volonté de Dieu" (Ezéchiel 28:2). La flatterie n'est pas bonne conseillère. "Les Chaldéens répondirent au roi en langue araméenne : Ô roi, vis éternellement !"  (Daniel 2:4). Nabucadnetsar pouvait-il vraiment se croire éternel ?

Combien de temps cette statue demeura-t-elle dans la plaine de Duwra ? Elle ne dut subsister, tout au plus, que durant la vie du monarque. Elle fut certainement démantelée ensuite, et son or récupéré par ses successeurs pour leur fortune personnelle. Daniel était encore au palais lorsque le petit-fils de Nabucadnetsar, Belschatsar, monta sur le trône. "Mais cette même nuit, Belschatsar, roi des Chaldéens, fut tué et Darius le Mède s'empara du royaume" (Daniel 5:30, 31). La "tête d'or" venait de faire place à "la poitrine et (aux) bras d'argent" (Daniel 2:32). La grande statue d'or avait été (probablement) démantelée. La prédiction, illustrée par le songe de la statue, poursuivait son accomplissement. Et "Daniel prospéra sous le règne de Darius et sous le règne de Cyrus le Perse" (Daniel 6:28). Le roi des Perses, semble-t-il plus clément, ne considérait pas ces peuples, "à (ses) yeux comme néant" (Daniel 4:32). "Après cela, le roi Darius écrivit à tous les peuples, à toutes les nations, aux hommes de toutes langues qui habitaient sur la terre (il faut entendre ici l'empire médo-Perse jusqu'à ses frontières les plus reculées). Que la paix vous soit donnée en abondance" (Daniel 6:25). L'Histoire était en marche et aucun monarque ne pourrait s'y opposer. 

 


Un son qui vient de loin  

"Un héraut crie à haute voix : "voici ce qu'on vous ordonne, peuples, nations, hommes de toutes langues au moment où vous entendrez le son de… toutes sortes d'instruments de musique, vous vous prosternerez et vous adorerez la statue d'or qu'a fait élever le roi Nabucadnetsar. Quiconque ne se prosternera pas et n'adorera pas sera jeté à l'instant même au milieu d'une fournaise de feu" (Daniel 3:4 à 6). 

Un héraut qui crie à haute voix ou dont la voix résonne dans des haut-parleurs, des peuples, des hommes de tous peuples et de toutes nations qui se prosternent pour adorer (prier) lorsqu'ils entendent un son particulier, une voix chantée. Une situation évocatrice d'une certaine forme de spiritualité et à l'action immédiate qu'il suscite chez beaucoup de "peuples, de nations et d'hommes". Dans certaines régions du monde, c'est la population toute entière qui se prosterne et adore ("peuples" et "nations"), dans d'autres, ce ne sont que certains individus ou certaines communautés ("des hommes").

Mais la suite est également parlante. "Quiconque (cela ne fait donc aucune exception) ne se prosternera pas et n'adorera pas (se prosterner n'est pas suffisant, il faut aussi adorer, montrer de la conviction) sera jeté à l'instant même (sans aucune forme de procès) au milieu d'une fournaise ardente". Cela ne fait-il pas penser aux bûchers de l'Inquisition qui condamnait aux flammes de l'Enfer (la fournaise ardente) ceux qui n'adhéraient pas aux dogmes de l'Eglise Romaine ? "Le roi de Babylone" étant alors assis "sur le trône de Saint-Pierre" ! Quant aux statues devant lesquelles il leur fallait se prosterner, elles étaient de moindre taille mais en bien plus grand nombre ! 

Le complot  

"A cette occasion, et dans ce même temps, quelques chaldéens s'approchèrent et accusèrent les Juifs" (Daniel 3:8). Lorsqu'on lit ce récit, on y voit généralement le complot fomenté contre Schadrac, Meschac et Abed-Nego, parce que ceux-ci avaient refusé de se prosterner devant la statue. Mais en réalité, ce complot ne visait pas seulement les compagnons de Daniel mais toute la communauté juive de Babylone qui était alors fort nombreuse. Il se fait que les compagnons de Daniel occupaient tous trois des positions importantes à la cour, ce qui n'altérait en rien leur foi et leur intégrité envers la loi mosaïque à laquelle ils se soumettaient. Celle-ci interdisant de se prosterner devant une quelconque statue ou idole. Un situation similaire se produira plus tard avec Mardochée, cousin d'Esther, qui refusera de se prosterner au passage de Hamann, le conseiller du roi de Perse. Celui-ci chercha à le faire mourir ainsi que "tous les Juifs". Il se peut que les chaldéens qui ourdirent ce complot contre les amis de Daniel convoitaient également leurs postes et leurs fonctions (avec probablement les avantages qui y étaient attachés). Mais, tout comme pour Hamann, l'animosité de ces chaldéens stigmatisait leur judéité. "Il y a des Juifs à qui tu as remis l'intendance de la province de Babylone" (Daniel 3:12). Il se peut même que ceux-ci, de par leurs fonctions respectives, aient présenté un obstacle aux manigances et aux affaires de cour de ces chaldéens peu scrupuleux et comploteurs. Si les traductions courantes laissent simplement sous-entendre un complot, le texte hébreu, lui, révèle quelque chose de beaucoup plus obscur. 

"A cette même occasion, et dans ce même temps, quelques chaldéens s'approchèrent et accusèrent les Juifs" (Daniel 3:8). Cette phrase contient bien plus d'informations qu'il ne peut paraître. Une fois encore, la comparaison de l'araméen et de l'hébreu va en révéler toute la substance. 

"A cette même occasion (kol qebel), et dans ce même temps, quelques chaldéens…". En langue araméenne, "qebel" signifie "devant, avant, face à, en raison de…". Mais son équivalent en hébreu (qabale) nous apporte un supplément d'informations. Tout d'abord, le mot français "cabale" a pour synonyme "magie, ésotérisme, occultisme" et désigne "une entente secrète de plusieurs personnes dirigée contre quelqu'un". On peut donc voir ici combien ce complot ourdi contre les compagnons de Daniel est étroitement lié aux événements précités. Le mot hébreu "qabale" désigne également "un engin d'attaque, un bélier dont on se sert pour enfoncer les portes d'une muraille". Il est écrit par exemple : "Schallum conspira contre lui, le frappa devant (qabale) le peuple et le fit mourir" (2 Rois 15:10). On peut ainsi constater que, dès le début de la phrase (ce que ne révèle pas forcément la traduction), l'atmosphère est conspirationniste et virulente. 

"A cette même occasion, et dans ce même temps, quelques (gebar) chaldéens…". En araméen, le mot "gebar" désigne "des hommes, des soldats, un groupe d'hommes". Son équivalent en hébreu en dit un peu plus long. "Gabar" signifie "prévaloir, avoir de la force, être puissant, grand, rendre fort" mais aussi "se montrer puissant, agir orgueilleusement, confirmer une alliance". Ces "quelques" Chaldéens en disent ainsi beaucoup sur leur attitude et leurs motivations. Un groupe de conspirationnistes, ayant en son sein un ou plusieurs militaires, se fortifièrent, conclurent une alliance secrète, et voulurent montrer orgueilleusement leur puissance en agissant avec force. 

"A cette même occasion, et dans ce même temps, quelques chaldéens (kasdaïn)…". Mais qui sont ces Chaldéens (kasdim, en hébreu) ? Ils habitaient, à l'origine, la basse-Mésopotamie, aux abords du Golfe Persique, et formaient une race à part entière. Cependant, ils prirent rapidement de l'ascendant à la cour royale et finirent par former une caste extrêmement puissante et influente au palais. La grande majorité des conseillers et proches du roi étaient d'origine chaldéenne. Ce mot "Chaldéens" devint peu à peu synonyme d'hommes influents à la cour mais également toute une catégorie de personnes versées dans les sciences divinatoires occultes : devins, astrologues et autres dont le texte biblique fait mention. Ces hommes voyaient d'un mauvais œil "les Juifs" (Schadrac, Meschac et Abed-Nego, et également Daniel, bien entendu) prendre autant d'influence au palais.

"Quelques chaldéens s'approchèrent et accusèrent les Juifs". Ici encore, il est important de redonner aux mots tout leur sens. Le mot "juifs" (yehoudaï en langue araméenne), ne doit pas être entendu tel que l'on pourrait le comprendre aujourd'hui. Ce mot désignait alors le peuple, ou le territoire du royaume de Juda. Ou plus exactement, la province de Juda, puisque depuis la chute du royaume, la Judée était devenue une province de l'immense empire babylonien. Nous avons donc ici une confrontation entre deux peuples intégrés dans l'empire perse, dont l'un occupe les postes les plus prisés et les plus influents (les Kasdim - les Chaldéens), et l'autre est ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui "la génération montante" (les Yehoudim - les Juifs), susceptible d'évincer la précédente qui, se sentant menacée, décide d'ourdir un complot contre ses représentants les plus influents. C'est tout ce contexte là qui va amener les compagnons de Daniel dans la fournaise brûlante.

"Quelques chaldéens s'approchèrent (qereb) et accusèrent les Juifs". Le mot "qereb" peut être traduit, entre autres, par "plaider" (plaider une cause). Les Chaldéens, voyant ces "Judéens" (Yehoudim) prendre de l'ascendance au palais, vont chercher à les dénigrer et à les prendre en faute pour pouvoir les accuser ensuite devant le roi. Mais il manque un élément que j'ai gardé pour la fin. Le plus "obscur" et le plus difficile à comprendre et à interpréter. "Quelques chaldéens s'approchèrent et accusèrent (qerats akal) les Juifs". J'ai effectivement gardé cette expression pour la fin car elle présente quelques difficultés. Et surtout une surprise de taille ! Le mot araméen "qarats" (je rappelle que cette portion du livre de Daniel est écrite en langue araméenne, d'où les mentions dans cette langue) signifie "morceaux (de viande)", mais désigne également l'action de "dénoncer, de calomnier, d'accuser malicieusement" et "de mâcher". Son équivalent hébreu (qerets) est plus évocateur encore. "Qerets" signifie "manger les morceaux (de quelqu'un), le dévorer, le "mâcher" dans le sens de calomnier". Peut-on envisager que la "cabale", fomentée contre les amis de Daniel, cette "entente secrète" à caractère "magique, ésotérique et occulte", aie pu être accompagnée d'actes anthropophages dans un contexte rituel ? Pour certains peuples pratiquant le cannibalisme, l'absorption de chair humaine est censée leur apporter les qualités de leurs ennemis (force, courage, agilité, rapidité). Dans ce cas, ces Chaldéens auraient ainsi cherché à s'approprier les vertus et les qualités de ceux qu'ils cherchaient à supplanter. Le texte ne révèle cependant pas l'identité et la nature de leurs éventuelles victimes. Ce rituel leur aurait-il ainsi fourni le courage de "s'approcher" (qereb) du roi pour lui soumettre l'objet de leur mécontentement déguisé ? Ceci n'est bien évidemment qu'une hypothèse fondée sur une (possible) interprétation du texte original. Ce qui est certain, c'est que les propos tenus par les adversaires des amis de Daniel étaient des plus virulents et que leurs intentions à leur égard étaient de les faire mourir.  

Comme je l'ai dit plus haut, il y a donc, dans cette phrase : "A cette même occasion, et dans ce même temps, quelques chaldéens s'approchèrent et accusèrent les Juifs" (Daniel 3:8), bien plus d'informations qu'il ne peut paraître. Elle définit le contexte dans lequel s'est déroulé ce complot contre les amis de Daniel et les motifs véritables qui poussèrent ces Chaldéens à se liguer contre eux. En quelque sorte, la mégalomanie et la volonté obsédante de ce monarque d'être obéi en tout point fournit à ces Chaldéens les moyens de mettre "à exécution" leurs plans : provoquer la perte et la mise à mort de leurs rivaux judéens. 

Une figure d'homme  

"Veillez attentivement sur vos âmes de peur que vous ne vous corrompiez et que vous vous fassiez  une image taillée, une représentation d'une quelconque idole, la figure d'un homme ou d'une femme" (Deutéronome 4:15, 16). Dans la croyance babylonienne, l'érection d'une statue dans un lieu donné avait un rapport étroit avec la verticalité de l'être humain (qui se tient debout). Cette verticalité de la statue est elle-même liée à la création de l'homme et au fait qu'il soit un être vivant. La relation de l'homme avec la statue avait ainsi un double sens. Le verbe sumérien "tud" (enfanter) désigne d'ailleurs aussi bien la naissance d'un être vivant que la fabrication d'une statue. L'être humain pouvant également être comparé à une statue et confondu avec elle. A l'inverse, la mort pouvait être comparée à une statue qui se brise et dont les morceaux jonchent le sol. L'éparpillement des os étant considéré comme une malédiction, l'éparpillement des morceaux de la statue lui est comparable. Le rêve de Nabucadnetsar (Daniel 2) a donc dû avoir un fort impact sur le roi et on peut imaginer sa frayeur lorsqu'il vit cette statue voler en éclats. D'où son besoin de pérenniser son règne et sa propre existence par l'érection d'une statue à son effigie.  

Lorsque Ezéchiel voit la vallée des ossements en vision, il sait combien la dispersion d'ossements peut être considérée comme une malédiction pour ces êtres qui ont été privés de sépulture. Ce commandement thoraïque de ne pas se faire de représentation d'homme ou de femme sous forme d'image taillée peut être associé à cette croyance babylonienne. Que penser alors des "gisants", des statues mortuaires ? Une façon de pérenniser dans la pierre une image vouée à disparaître par la putréfaction. Le roi de Babylone s'entendait dire à l'envi : "Ô roi, vis éternellement !", alors que les empereurs romains, défilant à Rome après être revenus victorieux de campagnes militaires, étaient accompagnés sur leur char d'un esclave chargé de leur susurrer à l'oreille : "N'oublie pas que tu vas mourir". Les fonctions, les titres demeurent, les hommes passent. Les honneurs changent de main, les couronnes de tête. Et "l'homme va vers son lieu". L'Ecclésiaste décrit poétiquement ce cycle de l'existence (que l'apôtre Jacques appelle "la roue de la vie") qui conduit irrémédiablement l'être humain vers son lieu de repos (ou de tourments). "Car l'homme s'en va vers sa demeure éternelle et les pleureuses parcourent les rues" (Ecclésiaste 12:5). Pour tous, il y a un moment où le corps ne réagit plus aux instances de son âme. Son esprit s'en est allé. Il ne reviendra plus. Et aucune statue ne pourra retenir ni l'une ni l'autre. Mais qu'en sera-t-il de celui qui n'aura pas tenu compte de cet avertissement : "Veillez attentivement sur vos âmes de peur que vous ne vous corrompiez" ? Les amis de Daniel sortirent indemnes de la fournaise ardente parce qu'ils surent demeurer intègres dans leur foi et leur confiance dans ce Dieu souverain dont rien ne pourrait les séparer, pas même la mort. 

La tête d'or et les bras d'argent

Le texte de Daniel ne mentionne pas le décès de Nabucadnetsar. Par contre, il est bien fait mention de celle du dernier roi de Babylone. "Cette même nuit, Belschatsar, roi des Chaldéens, fut tué. Et Darius le Mède s'empara du royaume" (Daniel 5:30, 31). La "tête d'or" de la statue venait de laisser la place au " buste et aux bras d'argent". Peut-être faut-il voir dans cette omission (celle de la mort de Nabucadnetsar) une allusion à la continuité de son règne jusqu'à Belschatsar. "La tête d'or" représentait l'empire babylonien et ses monarques successifs. La mort de son petit-fils symbolisant ainsi la transmission à l'empire qui lui succéda. L'expression "(le) roi des Chaldéens fut tué" montre dans quelles conditions les empires devraient se succéder l'un à l'autre. Généralement dans des bains de sang. Non, la statue que fit ériger naguère Nabucadnetsar ne put pérenniser éternellement ni lui, ni son empire. Cependant, Daniel, qu'il avait élevé aux plus hautes sphères du pouvoir, était, lui, toujours là. Le songe de la statue qu'avait fait le roi Nabucadnetsar devait encore se réaliser. "Darius (le Mède) trouva bon d'établir sur le royaume (de Perse) cent vingt satrapes qui devaient être dans tout le royaume. Il (Darius) mit à leur tête trois chefs, au nombre desquels était Daniel" (Daniel 6:1). La réalisation du songe de Nabucadnetsar était en marche sur la route de l'Histoire, et rien ne pourrait désormais l'arrêter. 

"Darius trouva bon d'établir sur le royaume cent vingt satrapes qui devaient être dans tout le royaume. Il mit à leur tête trois chefs au nombre desquels était Daniel afin que ces satrapes lui rendissent compte et que le roi ne souffre aucun dommage. Daniel surpassait les chefs et les satrapes parce qu'il avait en lui un esprit supérieur et le roi pensait à l'établir sur tout le royaume" (Daniel 6:1 à 3). Pensait-il à Daniel pour lui succéder sur le trône de l'empire ? Les qualités de Daniel l'avaient conduit dans les plus hautes sphères de l'empire babylonien. Ces mêmes qualités l'avaient maintenu dans cette position à la cour de Perse. Cela devait également lui attirer les foudres des hauts dignitaires de ce nouveau royaume. 

"Alors les chefs et les satrapes cherchèrent une occasion d'accuser Daniel en ce qui concernait les affaires du royaume. Mais ils ne purent trouver aucune occasion, ni aucune chose à reprendre, parce qu'il était fidèle et que l'on n'observait chez lui aucune faute, ni rien de mauvais. Et ces hommes dirent : Nous ne trouverons aucune occasion contre ce Daniel, à moins que nous en trouvions une dans la loi de son Dieu. Puis, ces chefs et ces satrapes se rendirent tumultueusement auprès du roi et lui parlèrent ainsi…" (Daniel 6:1 à 6). Ce qui s'était produit pour les amis de Daniel à la cour de Babylone était en train de se reproduire à la cour de Perse. "Rien de nouveau sous le soleil" du Moyen-Orient. Mais est-ce bien différent sous nos latitudes ? Les choses ont-elles changé depuis ? La probité des hommes fidèles à leur Dieu est toujours susceptible de provoquer le courroux de leurs adversaires envieux. Daniel ne sera plus là pour le voir, mais la cour de Perse devra un jour céder sa place à un autre royaume.

J'avais mentionné, en-tête de cet article, deux mots : imposer et refuser. Il se pourrait bien qu'un jour nous soyons confrontés à une situation similaire. Accepter ce que l'on veut nous imposer... ou refuser ? Au travers des siècles, et au plus fort de la fournaise, d'aucuns ont vu un quatrième homme (Daniel 3:25) qui marchait avec eux au milieu du feu. 

 

JiDé

Daniel : la statue d'or et la fournaise ardente (chapitre 3)
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